Sois toi-même ! est-ce un bon conseil ?
Samedi 19 Fevrier 2022 Place du doute 43213Fredy Perez
« Le Moi n'est pas maître dans sa propre maison » Sigmund Freud
Imaginez que votre proche collaborateur prépare une prise de parole importante pour un futur congrès professionnel et que légitimement il s'inquiète de cette échéance. Il partage avec vous son stress car c'est pour lui une première et vous vous entendez lui prodiguer un conseil qui claque comme une vérité absolue de gourou : « Sois toi-même et ça ira ! ». A supposer que le conseil soit bon, comment votre collaborateur va-t-il faire pour le réaliser ? N'est-on pas ici en présence d'un manager qui fait preuve d'une sagesse approximative et convenue ? Votre conseil ne lui fait certes pas prendre grand risque mais sera-t-il efficace ? suivi d'effets ? et pour quels résultats ?
Les sous-entendus du « être-soi-même »
Serait-ce une invitation à se comporter « comme d'habitude » ? Sous-entendu, tout ce qu'il aurait fait jusque-là était bien sur le fond comme sur la forme. Ou est-ce qu'il devra plutôt interpréter ce conseil plutôt comme un « pas comme d'habitude », c'est-à-dire ne pas jouer de rôle et s'arracher à ses habitudes ? Si, en effet, le conseil est de s'en tenir à ce qu'il est d'habitude c'est plutôt facile à comprendre mais l'enjeu serait-il en réalité d'être ce que nous sommes au plus profond de nous-même et dans ce cas, c'est plus compliqué. Par ailleurs, il y a des sous-entendus plus ou moins explicites pour votre collaborateur au conseil « sois toi-même ! ». Cela peut être interprété par lui comme « d'habitude je ne suis pas suffisamment moi-même » ou « il y a des circonstances où je ne suis plus moi-même », ou « il y a des circonstances où je joue » ou encore « c'est mieux quand je suis moi-même ». Que peut bien vouloir signifier tout ceci ? Va-t-il oser vous demander un éclaircissement et saurez-vous y répondre ?
« Il faut être soi-même » : les questions que cela pose
Pourquoi celui que nous sommes naturellement serait-il assurément meilleur que celui que nous jouons à être ? Cela ne va pas de soi. Est-ce que celui que nous sommes habituellement est d'ailleurs toujours le même ? Cela signifierait que le Moi habituel serait un Moi éternel. N'y a-t-il pas ici un déni de notre évolution ? de notre changement ? du mouvement de la vie qui opère un changement permanent sur chacun d'entre-nous ? Et si hypothétiquement ce moi métaphysique existait, comment le trouver ? le connaitre ? l'être ? D'ailleurs, sommes-nous le même en tout lieu ? en toutes situations ? Être le même que quoi, en soi ? par rapport à quel Moi ? Est-ce que l'authenticité serait plus grande à ne plus être celui que nous avons été à moins qu'il y ait une évidence pour laquelle notre authenticité d'avant ait été supérieure ?
Les paradoxes et affres du « être soi »
N'y a-t-il pas un paradoxe dans tout rapport à soi quand il faut se référer à soi pour se connaitre soi-même ? Pour le moins un biais évident se fait jour. La question de notre propre perception est engagée : comment est-ce que nous nous voyons ? Cette opération procède d'un dédoublement car il y a Moi et l'autre qui le regarde. Tenter de se saisir est une expérience sur le mode de l'écart, du rapport de la distance à soi, de la capacité à se voir. Et si ce que nous sommes n'était rien d'autre que cet écart ou cette distance ? Cela fait en tout cas de soi autre chose qu'une réalité substantielle. En philosophie phénoménologique, le Moi n'est pas quelque chose, n'est pas une réalité susceptible d'être définie dans un processus de connaissance. Nous ne pouvons pas faire l'expérience du moi qu'en « tendant vers soi ». Il s'agit d'une tension, d'un mouvement, d'une distance : La conscience d'une « conscience-de » et d'une perception de notre perception. De l'intention dirigée vers le dehors, nous passons alors vers l'intention dirigée vers le dedans.
Être soi : une ambition de caillou ?
L'homme est-il différent d'un caillou ? Car le caillou est ce qu'il est : définissable, sans distance parce que sans conscience. C'est parce que le caillou est caillou qu'il ne peut pas se dire, ne pas s'éprouver et ne pas prendre conscience de lui-même. Donc, vouloir être soi et rien d'autre, ce serait une ambition de caillou. Selon Sartre 1, le Moi est moins sujet que « projet », jeté au-devant de lui-même et ne peut pas coïncider avec ce qu'il est maintenant. Merleau-Ponty 2 affirme, quant à lui, que la conscience n'est pas un récipient, qu'elle n'a pas d'intentionnalité. La conscience du dehors est conscience du monde et l'auto-perception est conscience de soi. Le fameux Moi est donc le nom de ce qui n'est pas quelque chose, qui n'est pas situable. Nous sommes toujours en effet une façon singulière de nous rapporter à nous-même et aux autres. En disant « je suis » nous ne tombons pas complétement sur nous-même car le Moi est une sorte d'abîme sans fond ; la plus angoissante des questions étant sans doute « que/qui suis-je vraiment ? ».
Sois-toi-même : une volonté éthique ?
Est-ce que la volonté d'être soi ce serait faire de soi ce que nous voulons ? Cela pourrait nous conduire à penser que si nous voulons par exemple nous connaitre comme courageux nous devons agir avec courage. Doit-on rester égal à soi-même ? Sinon vers quoi orienter le soi : Quelles normes, quels besoins sociaux, quelles lois ? quelle singularité, quelle valorisation, quelle éthique ? qu'est-ce qui nous fait grandir ? qu'avons-nous la vocation à devenir ? peut-on choisir tout ce qui nous arrive ? sommes-nous conscients de notre capacité à agir librement ? Se reconnaître soi-même, c'est certes s'installer en soi mais « tendu vers » car devenir soi est aussi une question éthique.
Si le juste rapport à soi n'est pas un enjeu social ou psychologique pouvons-nous formuler l'hypothèse qu'il est un enjeu éthique : Ne pas avilir par nos actes ce qu'il y a en nous de plus humain car être soi c'est être bon et vertueux. Pourrait-on le reconnaitre à sa joie car cela procède de l'expérience du Moi qui doit être une expérience de la joie d'être sincère (qui n'est pas la même chose que le fait d'« être soi »). Et comme nous ne sommes pas quelque chose, nous nous faisons aussi par nos actes, nous pouvons donc nous faire, nous défaire, nous refaire. Nous pouvons grandir en découvrant des potentialités et nous ne sommes pas réductibles à notre caractère, celui que nous avons été ou celui que nous sommes aujourd'hui. Je suis MOI en tant que je suis libre d'être ce que je décide d'être : moi ou un autre.
CONSEIL DE LECTURE
Jean-Paul Sartre - L'existentialisme est un humanisme