Pourquoi les groupes valorisent-ils les entreprises vétérinaires beaucoup plus cher que les usages professionnels ?

Lucile FRAYSSINET et Philippe BARALON - Phylum*

* Phylum est un cabinet de conseil en stratégie, organisation et systèmes d'information intervenant auprès des entreprises des filières alimentaires (de l'agrofourniture à la distribution), de l'environnement et de leurs prestataires de services (laboratoires d'analyses, organismes certificateurs, autorités publiques, entreprises vétérinaires).

 

Les groupes de cliniques vétérinaires se développent depuis près de 20 ans de manière continue, avec une accélération ces dernières années en Europe. Cette croissance repose essentiellement sur des acquisitions d'établissements de soins, elles-mêmes favorisées par la capacité de payer plus cher que les usages professionnels. Parfois beaucoup plus cher. Comment cela est-il possible ?

Ecartons d'emblée l'hypothèse d'une «bulle» temporaire créée par des financiers aventureux capables de lever des fortunes pour les dépenser sans compter : le principal acteur mondial, Mars, est un groupe industriel familial qui connaît la médecine vétérinaire depuis 25 ans et ne fait qu'y accroître ses investissements depuis. La seule hypothèse crédible est que ces investisseurs sont convaincus que l'on peut accroître rapidement et assez facilement la profitabilité des cliniques vétérinaires acquises.

Changer de modèle d'analyse financière

La valeur d'une entreprise se détermine le plus souvent en appliquant un multiple au profit qui est approché par l'excédent brut d'exploitation (EBE ou l'EBITDA en comptabilité anglo-saxonne) 1. Plus l'acheteur anticipe une forte croissance de l'EBE, plus ce multiple est élevé. Celui qui paie le plus cher est donc le plus confiant dans le fait qu'il pourra faire croître rapidement l'EBE de l'entreprise après l'acquisition.

Afin d'expliquer cette capacité à accroître la profitabilité, regardons tout d'abord l'analyse financière traditionnelle d'une entreprise vétérinaire, telle qu'elle est pratiquée par la profession (cf. fig. 1).

Pour analyser la profitabilité de son entreprise, le vétérinaire ou les associés retirent les achats consommés du chiffre d'affaires annuel pour dégager la marge brute. Cette marge brute permet de couvrir d'abord les charges de structure incluant les frais de personnel, les autres achats et charges externes ainsi que les impôts et taxes, d'une part et l'«EBE», d'autre part. Il est à noter que les charges de personnel n'incluent pas le coût du travail des associés.

L'«EBE» ainsi calculé permet la rémunération des associés et l'autofinancement de l'entreprise. L'objectif de gestion de l'entreprise est donc d'assurer une rémunération correcte des associés de la structure compte tenu de leur temps de travail, de leurs aspirations... Toute augmentation de la profitabilité permet une augmentation de la rémunération des associés.

En revanche, une fois un niveau de rémunération jugé « confortable » atteint, l'incitation à augmenter marginalement le profit faiblit en raison du prélèvement social proportionnel puis de la fiscalité progressive sur les revenus des personnes physiques.

L'augmentation marginale du chiffre d'affaires, par exemple en assurant une facturation exhaustive des prestations ou le développement de services complémentaires, n'apparaît pas très désirable car l'impact sur la rémunération nette supplémentaire (une fois déduits les prélèvements sociaux et le taux marginal de l'impôt sur le revenu) peut sembler trop faible pour justifier l'effort nécessaire. Les usages professionnels de valorisation des entreprises vétérinaires se fondent peu ou prou sur l'application d'un multiple faible (1 à 2 le plus souvent) à cette assiette large que représente «l'EBE» tel que nous venons de le définir.

Un groupe utilise un autre modèle d'analyse financière qui consiste à considérer que la rémunération du travail des associés doit être définie et intégrée aux charges fixes. Si l'exploitation dégage un EBE celui-ci représente alors une bonne approximation du profit qui rémunère les actionnaires et aussi de l'assiette de valorisation de l'entreprise.

Si ce profit augmente, même marginalement, c'est une bonne nouvelle pour les actionnaires (cf. fig. 2) 1 malgré l'impôt sur les sociétés, proportionnel et non pas progressif. Il est alors toujours intéressant d'améliorer la profitabilité de l'entreprise.

Pour reprendre le même exemple, la mise en place d'une facturation exhaustive devient prioritaire car augmente significativement l'EBE avec relativement peu d'efforts.

Une enquête conduite en Espagne par Pere Mercader en 2009 2 a montré que les «oublis» de facturation ou les remises intempestives représentaient environ 5 % du CA d'un large échantillon de cliniques vétérinaires espagnoles. Comme les entreprises vétérinaires indépendantes (en Espagne comme partout en Europe) dégagent en moyenne un EBE autour de 10 % du chiffre d'affaires, on constate que cette seule piste peut améliorer de 50 % la profitabilité de l'entreprise et la valeur de l'entreprise, assise sur l'EBE !

Dans la vision contemporaine de l'analyse financière de l'entreprise, la valorisation se base sur un multiple élevé (le plus souvent de 5 à 12, parfois davantage) appliqué à l'«EBE» qui représente une assiette étroite, mais que l'on va pouvoir faire croître rapidement.

Ainsi, les groupes paient plus cher car ils sont raisonnablement confiants dans leurs capacités de faire progresser rapidement l'«EBE», donc la valeur des entreprises, là où les cliniques indépendantes visent d'abord à bien rémunérer les associés et valorisent ensuite des «parts d'association» en fonction de cette rémunération. 

Comment faire croître rapidement l'EBE

Afin de faire progresser rapidement l'«EBE» de l'entreprise, il est possible d'agir sur trois leviers (cf. fig. 3) :
- la croissance du chiffre d'affaires,
- la réduction des achats consommés et

- l'optimisation des charges de structure.

Présentons maintenant quelques exemples d'actions concrètes mises en place dans ces trois domaines.

Accélérer la croissance du chiffre d'affaires

- Augmenter les prix

Le premier point pour améliorer le chiffre d'affaires est d'augmenter les prix appliqués à la clinique. En revanche, cette augmentation ne peut être réalisée que si elle est justifiée : si les prix appliqués par une clinique avant son rachat sont déjà adaptés aux prix du marché et au positionnement de la clinique, les acquéreurs n'auront pas intérêt à les modifier significativement.

- Améliorer l'offre de services

Un groupe peut mettre en place différents outils pour améliorer son offre et faire progresser le chiffre d'affaires. Prenons l'exemple de la médecine préventive.

Les plans de prévention en médecine vétérinaire ont été créés aux Etats-Unis par le groupe Banfield dans les années 1980. Il aura fallu attendre les années 2010 pour voir les premiers apparaître en Europe et 2015 en France. S'ils restent encore peu répandus dans notre pays, les plans de prévention se situent au coeur de l'offre de nombreuses cliniques vétérinaires généralistes européennes.

Un exemple de franc succès en Europe est le groupe CVS. Lancé en 2010, The Healthy Pet Club (HPC) compte aujourd'hui plus de 400 000 animaux adhérents. Ce programme de prévention représente entre 13 et 17 % du chiffre d'affaires des cliniques CVS 3. La figure 4 illustre la croissance soutenue du nombre d'animaux inscrits au sein du HPC. 4

Forts de leur succès, les plans de prévention commencent à apparaitre au sein des groupes français avec des programmes chez Univet, MonVéto ou encore chez Argos.

Si le développement de la médecine préventive constitue un réel avantage concurrentiel pour les groupes de cliniques, il est important de noter qu'une clinique vétérinaire indépendante peut développer ses propres plans de prévention. Articulés autour d'une formation d'équipe et d'une communication adaptée, nous connaissons plusieurs exemples de succès marqué dans des entreprises indépendantes. C'est le degré d'intégration managériale qui peut favoriser le développement rapide d'une offre de plans de prévention au sein d'un groupe.

- Recruter des vétérinaires

L'augmentation de l'offre de la clinique dans le but d'augmenter le chiffre d'affaires nécessite du personnel (vétérinaires et ASV) supplémentaire. Cependant, la principale problématique pour un vétérinaire aujourd'hui - dans des pays où le marché de la médecine vétérinaire est en pleine expansion - n'est pas de recruter des clients, mais d'attirer et de retenir des talents. C'est un des points clés pour chaque acteur, du cabinet isolé au grand groupe international. Dans ce domaine, il apparaît que les méthodes et les moyens des groupes les plus importants sont très supérieurs à ce qui est usuel et même envisageable pour une clinique indépendante.

Au salon VMX (Veterinary Meeting and Expo) 2019 à Orlando, les stands de VCA et de Banfield, essentiellement dédiés au recrutement de talents, étaient plus grands que celui des entreprises pharmaceutiques les plus importantes. Ce phénomène, totalement impensable il y a encore trois ans, où les groupes de cliniques paient des stands plus vastes et mieux animés que ceux des laboratoires pharmaceutiques ou des fabricants de pet-food, montre le renversement opéré dans ce secteur et surtout l'importance du recrutement pour alimenter la croissance du marché.

En Europe, IVC Evidensia recrute chaque année plus de 250 jeunes diplômés pour nourrir la croissance des cliniques du groupe. Son offre est très adaptée aux aspirations des nouvelles générations de vétérinaires : par exemple au Royaume-Uni, un jeune diplômé qui accepte de rejoindre leur groupe reçoit une prime de bienvenue (golden hello) pour la signature d'un contrat de deux ans, avec un salaire confortable et en progression dès la deuxième année, trente-trois jours de congés annuels et surtout douze jours de formation sur les deux premières années de carrière.

Ainsi, la capacité à recruter des vétérinaires est le principal avantage concurrentiel des groupes d'établissements de soins par rapport aux vétérinaires indépendants.

- Intégrer et former les vétérinaires

Après le recrutement, la rétention des talents au sein des groupes implique de travailler à leur intégration et à leur formation. Plusieurs groupes ont mis en place des «Académies» internationales prodiguant des formations théoriques et pratiques dans le champ scientifique mais aussi en matière de communication ou de management.

Ces programmes sont disponibles pour les vétérinaires et les ASV du groupe, mais aussi ouverts à des participants venant d'ailleurs, qui seront autant de recrutés potentiels après une formation réussie.

La formation passe donc du statut traditionnel dans le monde vétérinaire, de récompense après plusieurs années de travail dans la même clinique au statut d'outil mis à disposition initialement et continuellement, permettant de développer les compétences de chacun, pour le plus grand bien de l'entreprise.

- Améliorer l'offre de produits : concurrencer le e-commerce

Depuis 2012, le E-commerce a pris une place importante sur le marché du Pet-food, notamment sur les aliments premiums et super-premiums. Zooplus, le leader Européen des pure players (distributeurs qui ne vendent qu'en ligne) ne cesse de se développer en Europe. Entre 2014 et 2019, son chiffre d'affaires a crû chaque année en moyenne de 23 %. En France uniquement, les ventes de Zooplus ont atteint 248 M€ en 2019. 5

Ces pure player webstores concurrencent directement les vétérinaires avec des arguments forts : prix bas, possibilité de commander 24/7 et, dans une moindre mesure, livraison à domicile. Beaucoup de vétérinaires peuvent avoir le sentiment de ne pas pouvoir lutter à armes égales, alors même qu'ils disposent d'un atout clé : leur pouvoir de prescription.

Il est pourtant possible d'être compétitif en prix compte tenu des structures de regroupement d'achats (confer infra), soit en se débrouillant seul pour la veille concurrentielle et la fixation des prix et en délivrant classiquement à la clinique, soit en recourant à un prestataire de services spécialisés, comme il en existe dans deux pays :
- les OLP (Online Pharmacy) qui vendent autant de médicaments que de petfood et fonctionnent sur un système de livraison à domicile - il s'agit du système existant aux Etats-Unis depuis plus de 10 ans (VetSource, Covetrus) -
- les IVO (Independent Vet Online) qui eux se concentrent très majoritairement sur le petfood et dont la livraison est réalisée à la clinique - ce dernier système est celui que l'on retrouve en France (Chronovet, Place des Vétos, Véto Avenue, VetZen...).

En utilisant un de ces deux outils, la clinique peut récupérer des clients qui avaient opté pour l'achat en ligne et fidéliser les nouveaux en proposant la vente d'un premier sac, généralement un petit sac, au comptoir puis la suite du processus sur l'IVO ou l'OLP de la clinique, notamment pour les achats de sacs moyens ou gros.

Ces systèmes sont utilisés par beaucoup de groupes de cliniques, aux Etats-Unis (Banfield, VCA...), comme en France (MonVéto avec Place des Vétos). Cependant, il faut signaler que des cliniques indépendantes peuvent très bien bénéficier des mêmes outils, aux Etats-Unis, comme en France, le plus souvent avec une performance économique un peu dégradée, mais qui reste largement intéressante.

Nous pourrons observer dans les mois qui viennent si des groupes internationaux acquièrent un IVO, avec le projet de le développer et de l'internationaliser ou tentent de développer un système équivalent en interne.

Optimiser les achats

Chaque groupe de clinique s'organise pour obtenir les meilleures conditions d'achats, soit en travaillant en collaboration avec de puissants groupements d'achats préexistants, soit en créant eux-mêmes leur propre groupement. Cette capacité d'achats a notamment été cruciale dans le développement des groupes britanniques (IVC, CVS, VetPartners).

Cependant, la situation en France est très spécifique. Depuis longtemps, les cliniques vétérinaires ont commencé à s'organiser en structures de groupements d'achats (SRA) pour accroître leur pouvoir de négociation face aux différents fournisseurs. Ce mouvement s'est accéléré puis généralisé au cours de la décennie qui s'achève.

Aujourd'hui, les vétérinaires français n'ont donc pas besoin d'être au sein d'un grand groupe de cliniques pour bénéficier d'excellentes conditions d'achats et pour l'heure, rien n'indique que les groupes internationaux vont disposer d'un avantage supplémentaire dans l'hexagone. Une question reste en suspens : les SRA actifs au niveau européen pourront-ils disposer d'avantages encore supérieurs ? Le premier exemple d'une telle organisation est VetFamily, l'ex-SRA d'Anicura, devenue indépendante après le rachat d'Anicura par Mars (il s'agissait d'une exigence de la Direction Générale de la Concurrence de l'Union Européenne), qui a racheté en novembre 2019 deux SRA françaises représentant près de 500 cliniques.

La figure 5 montre le nombre de cliniques vétérinaires travaillant avec VetFamily dans six pays européens (Allemagne, Danemark, France, Pays-Bas, Norvège et Suède). Par ailleurs, tous les grands groupes européens tentent de jeter les bases de politiques d'achat à l'échelle continentale. Il est trop tôt pour savoir s'il en résulterait un avantage supplémentaire par rapport à la performance achats des cliniques françaises. En observant l'évolution du marché dans les mois à venir, on pourra probablement conclure.

Améliorer les charges de structure

- Diluer la charge d'associés

Tous les exemples de leviers pour augmenter le chiffre d'affaires d'une entreprise peuvent être mis en place tant par un groupe que par un vétérinaire indépendant, avec peut-être un léger avantage aux groupes grâce à leur intégration managériale.

Cependant, cette croissance du chiffre d'affaires, pour être profitable, doit entraîner une dilution des charges de personnel. De ce point de vue, un groupe pourra maximiser l'effet positif sur l'«EBE» car il fixe la rémunération des associés et n'en augmente pas le nombre. Ce poste de coût élevé est nécessairement dilué lors de la croissance, par l'embauche de jeunes vétérinaires, mieux payés que leurs pairs engagés par les cliniques indépendantes, mais nettement moins chers que les associés.

A l'inverse, la croissance d'une clinique indépendante se traduit souvent par une rémunération accrue des associés - et périodiquement par un associé supplémentaire - n'entraînant qu'une faible augmentation de l'«EBE».

- Structurer les équipes

L'optimisation des charges de structure se concentre d'abord sur la structure de l'ensemble de l'équipe, au-delà de la seule charge d'associés.

Considérons le modèle classique qui emploie n associés, n/2 salarié vétérinaire et 1,5n ASV ; un modèle contemporain correspondrait plutôt, toujours pour n associés, à 2n salariés vétérinaires et 4n ASV. Outre l'inversion du rapport entre le nombre d'associés et de salariés, abordée plus haut, ce changement se caractérise par une augmentation importante de l'effectif d'ASV.

Cette évolution poursuit un objectif de productivité - les vétérinaires se concentrant sur toutes les tâches à valeur ajoutée qui requièrent effectivement leur technicité - mais tient aussi compte de la pénurie de vétérinaires sur le marché.

Bien évidemment la transition ne se fait pas en une semaine, elle requiert une évolution réglementaire et intervient à mesure de la croissance de l'entreprise, ce qui renvoie aux points traités plus haut, destinés à nourrir cette croissance.

- Mettre en place une équipe centrale

Au-delà de la seule équipe de la clinique vétérinaire elle-même (ou de la grappe locale), la mise en commun de ressources humaines de haut niveau à une échelle supérieure, celle du groupe, permet de professionnaliser certains aspects de la gestion des établissements de soins. Cela recentre aussi les vétérinaires sur ce qui est réellement leur métier.

L'équipe centrale assure évidemment les fonctions support comme les ressources humaines, la fonction administrative et financière, les systèmes d'information ou la communication... Mais elle peut apporter un vrai plus aussi en matière scientifique, avec la mise en place d'une direction médicale qui valide les protocoles ou pilote des actions d'ampleur en matière, par exemple, d'antibiothérapie raisonnée ou de bien-être animal.

Nous l'avons vu, la croissance des groupes repose sur leur capacité à acquérir des entreprises vétérinaires à un prix avantageux pour les vendeurs. Rappelons à ce titre que 100 % des vétérinaires cédant leur entreprise à un groupe l'ont décidé librement, probablement parce qu'ils ont considéré que c'était la meilleure option stratégique pour eux au moment de prendre cette décision. Cela signifie-t-il que la seule issue pour tout vétérinaire ou toute communauté d'associés indépendants réside dans la vente à un groupe ? Une entreprise vétérinaire peut-elle rester concurrentielle en restant indépendante ?

La bonne nouvelle est que la plupart des leviers de profitabilité présentés aujourd'hui sont accessibles à la majorité des vétérinaires français. Simplement pour certains de ces leviers, un peu plus subtilement pour d'autres.

Notre prochain et dernier article présentera les différentes stratégies possibles pour se développer sans rejoindre un groupe, continuer à satisfaire ses clients, dynamiser son équipe et valoriser son patrimoine.

Article paru dans La Dépêche Technique n° 177

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