Pourquoi les femmes vétérinaires peinent-elles à se faire accepter dans le monde rural ?
Lundi 24 Mai 2021 Entreprise 40824© Elsa Louvet
Charlotte DEVAUX
La sociologie des professions et du genre a mis en évidence que la féminisation d'une profession est souvent perçue comme responsable de ses dysfonctionnements ou tout au moins de la détérioration de son image. Comme pour les médecins, les avocates, les juges et les enseignantes, les femmes vétérinaires ont été accusées de plusieurs évolutions dans leur profession telles que la désertion de la pratique rurale et la modification des pratiques professionnelles. La féminisation signe-t-elle l'arrêt de mort de la pratique rurale ?
FEMMES ET MONDE RURAL : je t'aime, moi non plus
Annie Rieu, sociologue au CNRS, explique dans son article « Agriculture et rapports sociaux de sexe » paru en 2004 que la représentation de l'incompétence féminine auprès des gros animaux est enracinée dans le monde agricole, où la division sexuée du travail est forte et basée sur un essentialisme, comme le manque de force physique et l'incapacité technique des femmes. Sabrina Dahache, dans son livre « la féminisation de l'enseignement agricole » paru en 2012 montre que les représentations genrées sont persistantes dans les discours institutionnels des instituts de formation agricole. Ceux-ci sont considérés comme « naturellement adaptés aux garçons », notamment aux fils d'agriculteurs. Ainsi, les équipes éducatives chargées de recruter les élèves tentent de dissuader les filles de s'y orienter. Les raisons évoquées concernent leur supposée fragilité physique et leur inaptitude à conduire une entreprise agricole.
Ainsi c'est sans surprise que l'entrée des femmes dans la profession vétérinaire auprès des animaux de rente a fait l'objet de fortes résistances dans le monde paysan qui les estimait incompétentes auprès des gros animaux en raison de leur faiblesse physique supposée. En 1967, Eric Marquet se demandait, dans sa thèse vétérinaire, si « la femme a sa place dans la profession vétérinaire » et concluait que la profession « peut convenir à une femme. Toutefois, nous devons faire des réserves : la clientèle rurale stricte et sans aide restera fermée aux femmes. Cet inconvénient est tout de même minime, car bien d'autres débouchés lui sont possibles et de plus, une jeune fille faisant de telles études peut rencontrer aisément un mari qui aura les mêmes goûts qu'elle ».
Quinze ans plus tard, en 1983, André Borrel, vétérinaire, écrivait à propos de l'exercice de ses consoeurs auprès des animaux de rente : « Malgré le désir des femmes d'égaler les hommes en devoirs et en droits, il est des professions qui soumettent à des conditions de travail si rudes qu'elles risquent de conduire à l'échec toute personne insuffisamment aguerrie. La pratique rurale traditionnelle en fait incontestablement partie : la contention d'animaux aux réactions parfois très brutales et dangereuses, les vêlages effectués dans le fumier des étables exigent une force suffisante, de l'esprit de décision, une bonne résistance à la fatigue et une autorité sur les assistants. Seules des femmes douées d'un esprit particulièrement sportif sont aptes à ce métier ».
A la lecture de ses travaux, une question se pose. Serait-ce les femmes qui n'aiment pas la rurale ou le monde rural qui n'aime pas les femmes ?
LE MYTHE DE LA FORCE PHYSIQUE
Dans les représentations sociales, la pratique de la médecine vétérinaire auprès des animaux de production nécessite toujours force et endurance. Ces qualités étaient d'ailleurs exigées des futurs élèves vétérinaires dès la création de la première école à Lyon. Encore en 1967, le Bureau universitaire de documentation professionnelle présentait ces qualités comme incontournables pour exercer la médecine vétérinaire. Pourtant, depuis plusieurs dizaines d'années, diverses solutions existent pour compenser un manque de force physique comme de bons moyens de contention, la technicité et l'aide des éleveur·ses.
Christine Fontanini, professeure en sciences de l'éducation qui travaille depuis plus de 10 ans sur la profession vétérinaire et sa féminisation nous explique que la force physique est une représentation. Ainsi dans ses interviews d'élèves de l'École Nationale Vétérinaire de Toulouse entre 2014 et 2019, elle rapporte que « les filles qui ne sont pas motivées par la rurale disent être trop petites ou pas assez fortes, alors que les garçons même petits et fluets considèrent qu'ils sont physiquement capables de faire de la rurale ». Elle ajoute « La force et les muscles ça se travaille ! Même si cela n'est pas encouragé chez les jeunes filles à cause de la représentation sociale des femmes physiquement faibles et des hommes forts ». Dans son article « La profession de vétérinaire : des projets distincts selon le genre » Christine Fontanini explique que dès la formation initiale, les femmes s'estiment plus « faibles » physiquement (moins de force et de résistance physique) que les hommes, ce qui les amène à ne pas se sentir « capables » d'exercer auprès des gros animaux. Cette croyance, largement partagée dans notre société, est renforcée par leur entourage. De plus, ce sentiment de faiblesse physique les conduit à craindre de ne pas arriver à être reconnues comme des professionnelles compétentes par les éleveurs et les vétérinaires, notamment masculins et donc à connaître des difficultés d'embauche en médecine des animaux de rente. Pour la chercheuse « les stages permettent aux filles en école vétérinaire de voir que les femmes s'en sortent très bien en rurale grâce aux outils comme les vêleuses, avec l'aide des éleveurs et éleveuses ou tout simplement en pratiquant la musculation ! Le problème de la force physique n'est pas fondé ! Il faut quand même rappeler que porter un Golden Retriever de 35kg sur une table nécessite aussi de la force physique ». Mais la rurale rend aussi les femmes plus vulnérables car les clients sont souvent des hommes rencontrés en face à face chez eux et qui s'estimant compétent pour juger de la qualité du travail opéré sous leurs yeux. En cas d'échec, la vétérinaire rurale ne peut pas avoir de soutien immédiat comme cela peut se faire en canine.
DÉSERTS VÉTÉRINAIRES RURAUX, UN PROBLÈME PLUS VASTE
D'après les entretiens effectués par Christine Fontanini, les étudiant·e.s considèrent que les conditions d'exercice auprès des animaux de rente apparaissent difficiles en raison du travail souvent extérieur, soumis aux intempéries, aux heures passées sur les routes pour visiter les élevages et aux horaires chronophages liés aux urgences et aux gardes. Ces conditions expliquent probablement en partie, le moindre attrait pour la médecine des animaux de rente, parmi les étudiantes comme les étudiants, indépendamment de leur genre.
De plus, si la médecine humaine n'est pas aussi féminisée que la médecine vétérinaire, 43 % de femmes inscrites au tableau de l'Ordre des médecins contre 53 % chez les vétérinaires, elle souffre pourtant du même problème de désertification des milieux ruraux. Les hommes n'auraient il pas non plus envie de vivre en milieu rural isolé ?
Claudine Hermann, physicienne, première femme à avoir été nommée professeure à l'École Polytechnique et présidente d'honneur de l'association Femmes&Sciences qu'elle a co-fondée en 2000, nous dit « au lieu de dire que c'est de la faute des femmes, il convient de se poser les vraies questions sur la désertification et l'abandon du milieu rural, en tant que scientifique, il faut recueillir des faits ».
Ce à quoi s'est attelé l'Ordre des vétérinaires qui a récemment rappelé dans son communiqué de lutte contre les déserts vétérinaires que « le maintien d'un maillage vétérinaire en France n'est pas une question de nombre de diplômes vétérinaires inscrits au tableau de l'Ordre, ni une question de genre, mais bien une question d'attractivité des territoires, une question économique pour les sociétés vétérinaires et une question d'équilibre vie professionnelle/vie personnelle. Ainsi, sans intervention des politiques publiques, les déserts vétérinaires ont vocation inéluctablement à s'installer durablement dans les territoires ruraux ».
Un jeune confrère vétérinaire rural, Tudual Le Bras, témoigne sur son compte twitter @DrToudou des difficultés du métier de vétérinaire rural : difficultés de se faire accepter quand on est jeune, d'autant plus pour les femmes perçues comme « pas assez fortes », peu de moyens techniques à disposition des ruraux comparé à la canine, beaucoup de connaissances engrangées pour peu d'applications diagnostiques en pratique et surtout l'invisibilité aux yeux de la société du métier de vétérinaire rural.
VÉTÉRINAIRE RURAL, UN MÉTIER EN VOIE DE DISPARITION ?
Ainsi, notre confrère ajoute « Le métier de vétérinaire est aujourd'hui associé aux chiens et aux chats. Quand je dis que je suis véto, on ne me demande pas « en laitier ou en allaitant ?» on me parle de petits chiens ou de chats mignons. Plus personne ne sait qu'on existe, j'ai eu des conversations avec des gens qui ne savaient même pas qu'une vache pouvait être malade... On n'arrive pas à obtenir notre part de visibilité qui ferait naître des vocations ».
Cette disparition de l'exercice rural aux yeux du grand public pourrait avoir une origine surprenante. D'après les travaux de Christine Fontanini, elle serait en partie due à l'offre de jouets, jeux vidéo et revues proposée aux enfants. Ainsi en parcourant l'offre de jouets sur le thème vétérinaire, on remarque premièrement que celle-ci est ciblée en direction des filles mais surtout qu'elle ne représente quasi que la canine, l'équine et la faune sauvage. Nous n'avons trouvé aucun playmobil vétérinaire rural, s'il y a bien une figure de vétérinaire rural chez Schleich, c'est un homme avec un pick-up. De même pour les jeux vidéo, la littérature jeunesse, les revues, qui ont le plus souvent des filles comme personnage principal et sont consacrées aux soins des animaux mignons : chiens, chats, chevaux. Si, en son temps, la série Daktari avait généré de nombreuses vocations de vétérinaires, une des voies du salut de la rurale serait-elle de créer des playmobils homme et femme vétérinaires ruraux ? De faire une série sur le quotidien de Sylvain Balteau, alias Dr Fourrure, vétérinaire mixte dans les Pyrénées ou un jeu vidéo Dr Toudou « docteur vétérinaire en blouse marron, chaussant les bottes et sentant la bouse » comme le précise son compte twitter ? Plus tard, pour générer des vocations chez les étudiantes, Christine Fontanini suggère que les écoles vétérinaires invitent des femmes praticiennes rurales à présenter leur travail pour qu'elles puissent devenir des « role model » à suivre.
Encadré : FÉMINISATION ET CHANGEMENT DE MODE D'EXERCICE
Plusieurs recherches montrent qu'une entrée massive des filles dans certaines professions historiquement exercées par les hommes telles que le professorat, le barreau, la magistrature, la pharmacie, l'architecture, la médecine humaine et le corps des commissaires de police n'a pas été synonyme d'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes car ces dernières ont des revenus moindres, corrélés à des modes d'exercice différents et à l'occupation de fonctions ou de spécialités dissemblables.
Du côté de la profession vétérinaire, les femmes sont plus souvent collaboratrices libérales et salariées du secteur libéral que les hommes mais moins libérales associées et individuelles que leurs confrères. D'après une thèse de 2017 sur « Le temps de travail des vétérinaires libéraux en France », le temps de travail des femmes vétérinaires libérales est inférieur à celui de leurs confrères. Les femmes représentent 80 % des vétérinaires salariés et 47,3 % travaillent à temps partiel contre 25,5 % d'hommes. De plus, les femmes, malgré leur présence massive sur le marché du travail, restent assignées au travail domestique et à la prise en charge des enfants (voir notre article précédent sur le stress des femmes vétérinaires). Dans ce contexte, elles sont plus souvent amenées à devoir concilier vie professionnelle et familiale que les hommes et donc à choisir des horaires de travail assez stables et une possibilité de travailler à temps partiel qui sont des conditions d'emploi plus faciles à trouver dans le secteur des animaux de compagnie que dans celui des animaux de production.
La spécialité rurale est la plus difficile et épuisante à cause des déplacements et des horaires. Elle est difficilement compatible avec la prise en charge des enfants, encore largement estimée comme relevant principalement de la responsabilité des mères. Christine Fontanini dans son article « La profession de vétérinaire : des projets distincts selon le genre » fait la supposition que l'exercice auprès des animaux de compagnie est sans doute envisagé comme plus réalisable avec la gestion des enfants. Il en est de même pour un choix d'activité salariée qui permet des horaires plus fixes et limités. Sensibiliser dès l'école vétérinaire au partage des tâches ménagères et familiales permettrait-il aux femmes de se projeter dans une carrière rurale plus chronophage ? Comment s'organisent les femmes praticiennes rurales ? Quelles ont été leurs motivations et comment ont-elles lutté contre le sexisme du milieu rural ? Toute une enquête reste à mener.