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Nanuq et les ours dansants

Thierry Jourdan

Cette chronique est dédiée aux ours de toutes les couleurs pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils disent à l'humanité. Ils sont des allégories vivantes de notre condition humaine.

Nanuq est une ourse polaire, membre de la cosmogonie arctique, une parmi 25 000. Nous la suivons pendant trois ans en baie d'Hudson et au-delà. Dans des repères changeants, elle s'adapte et déploie toute une science afin de s'alimenter ou se diriger, aidée par une physiologie hors du commun. James Raffan prend le parti de raconter le destin de Nanuq de l'intérieur, dans un paysage d'émotions, de sensations et de réflexions. Ses stratégies de chasses aux phoques, ses rencontres avec les mâles pour procréer, sa gestation, l'édification de sa tanière, la proximité de ses commensaux, l'apprentissage de ses oursons Sivu et Kingu (Sivulliq signifie « le premier » en inuktitut, et Kingulliq, « le dernier » ; ces termes sont aussi des étoiles dans les constellations du Bouvier ou de la Lyre), leur protection, les rencontres humaines lorsqu'on lui installe une balise ou qu'elle est en recherche de nourriture devenue rare, l'incroyable capacité de nager (l'ours blanc est un mammifère marin), sont peints avec une grande précision.

Nous rencontrons des baleines piégées par des fragments de glace dans un sassat, ou des nappes d'hydrocarbures et nous prenons conscience de la pollution plastiques (dont les PCB) dans ces milieux apparemment immaculés.

Les territoires se modifient sous l'effet de la chaleur et se mouvoir n'est plus aussi aisé tant sur la glace morcelée que sur la terre ferme inondée ou incendiée, et la température ambiante trop élevée essoufle Nanuq.

Elle a perdu son oursonne Sivu noyée par des orques. Kingu est maintenant autonome et peut bientôt partir. Son errance a une fin. Une balle finit par l'atteindre mais de l'autre côté du fusil se trouvait son frère, un inuit qui depuis la nuit des temps vit en harmonie avec elle. Son frère applique les rituels de vie et de mort, remercie son alter ego, et Nanuq rejoint les étoiles, là où se trouve la grande et la petite ourse.

Ursa minor est là pour toujours et l'étoile polaire est là pour nous indiquer que nous menons fausse route : regardons la bien avant que tous les ours et les peuples arctiques ne la rejoignent ! En grec arktikos veut dire Ours.

 

Des ours d'une autre couleur sont au centre du travail de Witold Szabtowski, reporter d'investigation polonais qui s'est fait remarquer pour son travail sur les migrants ou la situation des pays de l'est, de la Turquie, de l'Afrique du sud et de Cuba.

Les ours pour lui sont un souvenir d'enfance car ils étaient en démonstration et dansaient dans les rues ou les stations balnéaires.

L'URSS s'est désintégrée et les peuples de l'est européen ont recouvré leur liberté. Comment allaient-ils s'y prendre ? Quelle direction serait prise après tant d'années corsetées ?

Witold Szabtowski écoute les paroles, recueille les dits et ne juge jamais, dresseurs d'ours ou petits trafiquants de cigarettes.

Les pays de l'Est ont choisi d'adhérer à l'union européenne et, en 2007, la Bulgarie est sommée de permettre à tous les ours dansants, ceux qui imitaient toutes les idoles et les personnalités nationales, ceux qui marchaient comme des militaires, ceux qui faisaient semblant de combattre, ceux qui saluaient les passants, ceux qui faisaient des massages de guérison, d'intégrer la réserve de Belitza au sud-ouest de la Bulgarie. Cette réserve financée par une association autrichienne « Vier Pfoten » (« Quatre pattes »), est le lieu d'un apprentissage de la liberté compliqué pour ces ours, où les vétérinaires ou soignants tentent progressivement de les amener vers une autonomie partielle.

Le dressage pour la grande majorité de ces ours dansants (femelles en Bulgarie, mâles en Pologne) était particulièrement rude, et les dresseurs dans les premiers temps pouvaient leur casser les dents, les battre et leur installer une holka (anneau métallique perçant les narines). La plupart des ours dansants étaient alcooliques et avaient une alimentation déséquilibrée. Pour autant, beaucoup de tziganes adoraient leurs oursons et certains ours faisaient partie de la famille. L'auteur évite toute stigmatisation et cherche à comprendre les liens qui existaient entre les dresseurs, leur famille et les ours.

De la même manière, il enquête sur les classes populaires qui ont recouvré leur liberté « de la Mer Noire à la Havane » et qui subissent les aléas des crises ainsi qu'une inégalité croissante. Beaucoup se débrouillent, exercent plusieurs métiers et dresseurs d'ours en faisait partie. Il suit des petits trafiquants entre la Pologne et l'Ukraine et nous pouvons lire quelques pages saisissantes et prophétiques à propos de la Russie, de Poutine. Ce qui intéresse l'auteur, ce sont les racines du populisme et le pourquoi de son surgissement. Il nous aide à comprendre les idées et besoins des peuples.

Les ours dansants du parc stérilisés, entourés de clôtures électriques car ils ne pourront jamais subvenir à leurs besoins alimentaires dansent encore quand un humain s'approche des clôtures. Les humains arriveront-ils à résister aux illusions autoritaires de régimes illibéraux ?

La liberté s'apprend et elle doit être accompagnée ! La liberté est précieuse et ne doit pas être perdue !

https://la-bulgarie.fr/parc-ours-dansants-belitza

La liberté demande aussi de croire en l'autre, d'accepter qu'il soit différent mais qu'il soit aussi un autre soi-même. L'anthropologue Nastassja Martin a, en 2015, rencontré un ours dans un endroit improbable des montagnes du Kamtchatka et en porte les stigmates sur sa face droite : elle en a fait un récit « Croire aux fauves » qui transcende cette rencontre, et dans ses rêves, l'ours est humain, et l'humain est ours.

Elle a étudié le peuple Gwich'in en Alaska puis elle est allée de l'autre côté dans la péninsule de Kamchatka pour rencontrer les Even, ce qui sera l'objet de notre prochaine chronique.

Ces voyages intérieurs et extérieurs, Jacques Girardeau, qui vient de nous quitter, les accomplissait depuis toujours. Il a rejoint Nanuq.

Article paru dans La Dépêche Technique n° 202

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