Modalités pratiques et contraintes de l'emploi des fasciolicides en conditions terrain
Samedi 21 Novembre 2020 Rurale 37979© Pascale Bradier-Girardeau
Brice MAYTIE, Lionel GRISOT et Laure BADUEL
Les auteurs de cet article déclarent n'avoir aucun lien d'intérêt avec le sujet traité.
En élevage de ruminants, la gestion de l'infestation par la grande douve ne peut le plus souvent pas se baser uniquement sur des mesures agronomiques et des pratiques d'élevage (drainage et assainissement des pâtures, évitement des sites à Limnées), mais nécessite aussi l'utilisation de molécules actives sur le parasite, Fasciola hepatica. Le cycle de vie complexe de ce parasite ne simplifie pas son éradication.
En France, sept molécules différentes sont présentes dans les trente-trois médicaments vétérinaires (MV) qui bénéficient d'une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) pour le traitement de la grande douve (cf.tableau 1A ). Ce large choix est cependant plus restreint dans la pratique, du fait de différentes contraintes (disponibilité des MV, temps d'attente) et modalités d'administration.
RAPPELS SUR LE CYCLE PARASITAIRE
Ce parasite nécessite le passage par deux hôtes au cours de son cycle évolutif (cf. fig. 1) : un ruminant (hôte définitif) et une limnée (hôte intermédiaire).
Les ruminants s'infestent suite à l'ingestion de métacercaires fixées sur des végétaux dans des zones humides.
- Après leur libération, les formes immatures migrent dans le tissu hépatique puis rejoignent les voies biliaires où elles atteignent le stade adulte en huit à dix semaines.
- Après cette longue phase prépatente, les parasites adultes pondent des oeufs qui sont ensuite évacués par la bile puis par les fèces dans le milieu extérieur où ils éclosent en miracidium.
- Cette forme recherche activement un gastéropode amphibie (Limnaea truncatula) en tant qu'hôte intermédiaire au sein duquel elle atteint le stade de sporocyste.
- Par multiplication asexuée, les sporocystes libèrent des générations de rédies qui évoluent en cercaires (formes mobiles nageuses) éliminées par la limnée dans le milieu extérieur dans lequel elles deviennent alors des métacercaires qui s'enkystent sur des végétaux ou dans des milieux très humides en attendant d'être ingérées par un ruminant. Cette élimination par les limnées se passe surtout lors des nuits froides de début d'automne.
ARSENAL THÉRAPEUTIQUE AUTORISÉ
Selon l'espèce cible
Les molécules fasciolicides disponibles en France sont au nombre suivant :
- trois par voie injectable (11 MV), quatre par voie orale (13 MV), une en pour-on (1 MV) pour les bovins,
- deux par voie injectable (4 MV), 5 par voir orale (14 MV) pour les ovins,
- et seulement une par voie orale (2 MV) pour les caprins.
De plus chez les caprins, un seul de ces 2 MV peut être administré aux femelles laitières.
Les molécules appartiennent à trois familles différentes :
- salicylanilides : nitroxinil, closantel, oxyclozanide
- sulfonamides : clorsulone
- benzimidazoles : triclabendazole, albendazole et pro-benzimidazoles : nétobimine (avec une indication fasciolicide ne concernant que les ovins et une commercialisation des MV correspondants actuellement interrompue).
Tous les fasciolicides n'ont pas la même efficacité ; seuls le triclabendazole et le closantel sont actifs sur les stades immatures de Fasciola hepatica : dès deux semaines pour le triclabendazole par voie orale et six semaines en pour-on, dès quatre semaines pour le closantel par voie orale et sept semaines en injectable.
Selon le type d'élevage
Du fait des contraintes liées au temps d'attente pour le lait, les traitements possibles sont nettement plus restreints en élevage laitier qu'en élevage allaitant.
En élevage laitier
- Femelles en lactation
Seules deux molécules (7 MV) fasciolicides sont utilisables chez les vaches en lactation, trois molécules (6 MV) chez les brebis en lactation et une seule molécule chez les chèvres.
Les trois seules substances autorisées pendant la production laitière sont en effet : l'oxyclozanide, l'albendazole et la nétobimine. Les médicaments concernés présentent un temps d'attente pour le lait de trois à sept jours (cf. tableau 1B), ne sont administrables que par voie orale et sont uniquement actifs sur les stades adultes de la grande douve.
- Femelles taries
Les substances utilisables en lactation (cf. ci-dessus) peuvent également être administrées chez les vaches taries, sauf pendant le premier tiers de gestation pour l'albendazole et la nétobimine, à cause de leurs effets tératogènes. Deux autres médicaments peuvent également être utilisés chez les vaches taries. Ils contiennent du triclabendazole et ont un temps d'attente lait de 3,5 à 6,5 jours après vêlage s'il a lieu au moins six semaines après le traitement ou sinon, 44,5 jours à sept semaines après traitement respectivement.
- Génisses, agnelles et chevrettes
Chez les génisses, certains fasciolicides interdits en lactation peuvent être utilisés chez les nullipares en respectant un délai allant de 2 à 4,5 mois avant le vêlage, selon les médicaments. Seuls deux médicaments ne doivent pas du tout être utilisés chez les futures laitières dont le lait est destiné à la consommation humaine (cf. tableau 1B).
Chez les agnelles, en dehors des fasciolicides utilisables en lactation, le choix est plus restreint avec seulement trois médicaments (contenant de l'albendazole ou de l'oxyclozanide) utilisables avant les soixante jours précédant l'agnelage. Tous les autres sont interdits un an avant la mise-bas, ce qui rend leur usage impossible en pratique pour les agnelles futures laitières. Un médicament contenant du closantel peut être administré chez les agnelles mais son temps d'attente lait limite considérablement son utilisation en élevage laitier (de 34 jours après l'agnelage si la période entre le traitement et l'agnelage est d'au moins 90 jours ou de quatre mois après le traitement si la période entre le traitement et l'agnelage est inférieure à 90 jours).
Chez les chevrettes, l'utilisation de l'albendazole est contre-indiquée pendant le premier tiers de la gestation, du fait de son effet tératogène. Par ailleurs, le RCP de l'un des deux médicaments précise qu'il ne doit pas être utilisé chez les futures productrices de lait de consommation, dans les deux mois qui précèdent la mise-bas, du fait de l'absence de détermination du temps d'attente pour le lait.
En élevage allaitant
En élevage allaitant, c'est la voie d'administration qui orientera davantage le choix du traitement le plus approprié selon les conditions d'élevage.
- Par voie injectable, trois molécules fasciolicides, soit 11 MV sont disponibles mais associées à de l'ivermectine pour 9 d'entre eux. Uniquement deux fasciolicides injectables « monosubstances » (à base de nitroxinil ou de closantel) sont donc disponibles pour les bovins et les ovins.
- Par voie pour-on, un seul fasciolicide (triclabendazole) est disponible pour les bovins et il est associé à une lactone macrocyclique (moxidectine).
- Par voie orale, cinq molécules fasciolicides soit 21 MV sont disponibles. Seize de ces 21 MV sont «monosubstances » (à base de triclabendazole, closantel, oxyclozanide, albendazole ou nétobimine), dont un seul sous forme de prémélange médicamenteux (avec de l'albendazole). Les cinq autres médicaments buvables sont à réserver aux infestations multiples avérées car la molécule fasciolicide est associée à un benzimidazole (oxfendazole ou mébendazole), à du lévamisole ou à une lactone macrocyclique (moxidectine).
A l'heure actuelle, le manque de disponibilité de certaines présentations injectables restreint encore plus les choix thérapeutiques du prescripteur.
Selon la voie d'administration
La voie d'administration doit permettre une utilisation pratique sur le terrain tout en respectant la posologie recommandée qui garantit l'efficacité, limite l'apparition de résistance parasitaire et l'impact environnemental.
- La voie injectable permet une bonne maîtrise du volume de produit administré, mais elle peut être difficile à réaliser dans certains élevages. Par ailleurs, tous les fasciolicides injectables sont interdits par l'AMM chez les femelles en lactation dont le lait est destiné à la consommation. De plus, à ce jour, peu de produits monosubstances sont disponibles. Pour le closantel, cette voie permet de limiter la posologie de la molécule active (5 mg/kg en injectable vs 10 mg/kg en buvable) mais offre une moins bonne activité sur les stades immatures de la douve (efficacité sur les stades de plus de sept semaines vs stades de plus de quatre semaines pour le buvable). La majorité des fasciolicides injectables (9 MV sur 11) sont associés à l'ivermectine, d'où certaines précautions indiquées dans leurs RCP vis-à-vis de l'environnement (« les animaux traités ne doivent pas avoir accès directement aux étendues d'eau et aux fossés pendant le traitement »).
- La voie orale, quant à elle, présente d'autres contraintes, notamment sur le plan pratique : difficultés lors de la manipulation des animaux (notamment en élevage bovin allaitant), manque de personnel, insuffisance des moyens de contention, volume parfois important à administrer, contact possible avec le médicament pour le manipulateur. Ces difficultés pratiques expliquent que la voie orale puisse être parfois utilisée selon des modalités d'administration qui ne sont pas toujours conformes aux recommandations du RCP (médicament buvable répandu sur l'aliment, dans l'eau de boisson). Ces pratiques ne garantissent évidemment pas le respect de la posologie pour chaque animal. L'aliment médicamenteux (à base d'albendazole) limite le problème lié à la contention des animaux et à l'administration individuelle, mais il permet difficilement de garantir le respect des posologies individuelles. Il convient de plus de rappeler que l'efficacité de l'albendazole ne concerne que les douves adultes.
- La voie pour-on est très pratique pour l'éleveur, mais le seul fasciolicide disponible sous cette présentation est à base de triclabendazole associé avec une lactone macrocyclique (moxidectine) ayant un profil persistant, bioaccumulable et toxique (PBT), d'où les précautions indiquées dans le RCP vis-à-vis de l'environnement (« les animaux traités ne doivent pas pouvoir accéder aux cours d'eau lors de la première semaine suivant le traitement »). Ce médicament est uniquement utilisable en élevage bovin allaitant et requiert des posologies de substances actives beaucoup plus importantes que pour les autres voies d'administration (20 mg/kg vs 12 mg/kg par voie orale pour le triclabendazole et 0,5 mg/kg vs 0,2 mg/kg par voie injectable pour la moxidectine). L'activité fasciolicide du triclabendazole sur les stades immatures est moins précoce en pour-on que par voie orale (efficacité revendiquée sur les stades de plus de six semaines vs plus de deux semaines par voie orale). La voie pour-on présente par ailleurs un risque de contamination des animaux non traités (léchage des congénères traités) s'ils sont en présence des animaux traités, avec des répercussions potentielles sur les résidus dans les denrées de production. De ce fait, elle n'est pas adaptée au traitement sélectif.
Selon le ou les parasites visés
Selon la période de traitement et l'importance de l'infestation par Fasciola hepatica, un traitement actif sur les stades immatures du parasite ou uniquement sur les adultes pourra être privilégié, mais seulement en élevage allaitant, puisque sur les femelles en lactation, seuls des douvicides actifs sur les stades adultes sont utilisables.
Selon la présence ou non d'autres parasites, des traitements « monosubstances» ou non devront être choisis. La présence fréquente d'autres trématodoses associées (dicrocoeliose et/ou paramphistomose) pourra également orienter le choix sur un médicament contenant une des substances actives d'intérêt sur ces parasites (albendazole, nétobimine ou oxyclozanide).
Lors de traitement uniquement ciblé sur la fasciolose, il est important de privilégier un fasciolicide «monosubstance», afin d'éviter l'exposition inutile des animaux et de leur environnement à des substances non nécessaires.
Pour certaines catégories d'animaux, notamment les adultes, et dans une perspective de maîtrise de l'efficacité des antiparasitaires, le traitement sélectif « monosubstance» devrait être privilégié afin d'éviter l'administration de lactone macrocyclique à des animaux pour lesquels cela n'est pas utile. Malgré cela, pour les bovins allaitants, l'arsenal thérapeutique ne met à la disposition des vétérinaires français que deux médicaments injectables monovalents. De plus, l'un et l'autre sont régulièrement soumis à des périodes prolongées de rupture d'approvisionnement.
CONTEXTES D'UTILISATION
L'observatoire de la grande douve a rapporté la circulation du parasite dans 90 % des élevages dans certaines régions humides 1.
La forme chronique, la plus largement rencontrée chez les ruminants, peut avoir un impact négatif sur la quantité et la qualité des productions, être responsable d'une diminution de l'efficacité alimentaire, de baisses de l'immunité et de la qualité du colostrum, d'amaigrissement, voire d'avortement.
Après avoir confirmé l'infestation du troupeau ou de certains lots du troupeau par F. hepatica, selon des méthodes diagnostiques adaptées et en avoir évalué l'impact clinique, zootechnique et économique, la prescription de fasciolicides doit s'appuyer sur leurs RCP respectifs ainsi que sur les guides de bonne utilisation des médicaments vétérinaires 2,3,4,5,6,7 tout en prenant en compte les impacts environnementaux propres à chaque molécule active ou médicament.
Le vétérinaire doit prescrire en priorité un médicament autorisé pour l'animal de l'espèce considérée et dans l'indication thérapeutique visée. En cas d'absence ou de rupture de disponibilité de médicaments chez une espèce, l'article L 5143-4 du code de la santé publique autorise l'utilisation d'un médicament pour la même indication pour une espèce différente (principe de la cascade). Les temps d'attente applicables sont d'au moins sept jours pour le lait et 28 jours pour la viande. Ils ne peuvent pas être inférieurs à ceux mentionnés par le RCP du médicament utilisé et doivent être basés sur les données scientifiques disponibles. Pour rappel, si un MV, contenant une substance donnée, est interdit chez les femelles en lactation, il n'est pas utilisable dans le cadre de la cascade même s'il existe une LMR lait pour cette substance.
La voie d'administration doit être adaptée au mieux à l'espèce et à la catégorie d'animaux concernés. Dans le même temps, elle doit permettre aux manipulateurs d'administrer en toute sécurité, et avec le plus de précision possible, la dose préconisée de médicament. Pour les bovins, la voie injectable répond à ces critères, mais il n'existe pas de médicaments sous cette forme pour les vaches laitières.
La prescription doit enfin appréhender les risques environnementaux en limitant autant que possible l'utilisation de molécules reconnues écotoxiques sur des animaux ayant accès aux pâtures et cours d'eau. La toxicité de certaines familles d'antiparasitaires pour les espèces non-cibles est désormais bien documentée. Les RCP des médicaments indiquent généralement s'ils présentent une toxicité pour l'environnement et préconisent des mesures de précaution (cf. tableau 1B) : distance d'épandage, d'accès aux points d'eau ou période de sécurité à respecter après le traitement, répétition des traitements au pâturage à éviter autant que possible (seulement en cas d'absence de traitement alternatif et sur conseil raisonné du vétérinaire). En ce qui concerne les molécules fasciolicides, le triclabendazole peut avoir des effets nocifs sur les poissons et les invertébrés aquatiques et l'accès aux points d'eau doit être évité pendant sept jours. L'albendazole et l'oxyclozanide sont toxiques pour les insectes bousiers et les organismes aquatiques et l'accès aux points d'eau doit être évité pendant cinq à sept jours selon les traitements (et les études d'écotoxicologie fournies dans les dossiers d'AMM). Si l'impact environnemental des substances fasciolicides doit être considéré, il convient également de prendre en compte leur association fréquente avec des lactones macrocycliques, ce qui accroît considérablement cet impact, d'autant plus si la molécule associée présente une rémanence élevée. L'ivermectine est très toxique pour les organismes aquatiques et les bousiers, d'où les recommandations d'éviter l'accès direct des animaux traités aux points d'eau dans les 14 à 31 jours suivant le traitement. Comme elle peut s'accumuler dans les sédiments, la répétition des traitements dans un pâturage lors d'une saison ne devra être effectuée qu'en absence de traitements alternatifs et sur avis du vétérinaire. La moxidectine est également toxique pour les organismes aquatiques (y compris les poissons) et les bousiers, d'où les recommandations de ne pas traiter à chaque fois les animaux dans la même prairie afin de permettre aux populations coprophages (bousiers et mouches) de se rétablir. De plus, la moxidectine est classée comme substance persistante, bioaccumulable et toxique (PBT). Pour une molécule PBT, du fait de ses propriétés intrinsèques, une concentration sans risque pour l'environnement ne peut pas être établie. Par conséquent, l'exposition de l'environnement à ce type de substances doit être réduite au strict minimum.
RECOMMANDATIONS PRATIQUES
Le choix d'un fasciolicide devra s'appuyer sur les critères suivants (par ordre de priorité) :
1. espèce concernée : bovins, ovins ou caprins ;
2. type de production : viande ou lait ;
3. stade de production / physiologique : lactation, gestation, nullipares ;
4. voie d'administration : injectable, orale, pour-on ;
5. sélectivité du traitement : une seule ou deux substances actives associées ;
6. activité fasciolicide : sur les stades immatures ou seulement sur les stades adultes de Fasciola hepatica ;
7. impact environnemental : toxique ou non pour les organismes aquatiques et/ou bousiers, substance PBT (persistante, bioaccumulable et toxique).
Il pourra s'appuyer sur les recommandations mentionnées dans le tableau 2.
CONCLUSION
Prescrire un traitement fasciolicide raisonné n'est donc pas une tâche aisée. Les résumés des caractéristiques techniques du produit (RCP), les guides de bonnes pratiques d'utilisation des médicaments et les référentiels de gestion du parasitisme en élevage aident et éclairent le praticien dans son choix.
Cette démarche raisonnée peut cependant se heurter souvent à la réalité du terrain, notamment face au peu d'options thérapeutiques offertes pour les animaux en production laitière, ou encore lors de longues périodes de rupture de disponibilité de certains médicaments.
Les laboratoires pharmaceutiques sont donc encouragés à développer de nouveaux médicaments ou présentations spécifiques pour mieux répondre à toutes ces contraintes.