Le manager doit-il être exemplaire ?

« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » E. Kant - Fondements de la métaphysique des moeurs

de Frédy Perez

L'exemplarité est une notion prégnante du discours managérial, politique et médiatique et renvoie à une question morale de premier ordre : la « crédibilité ». Souvent, le collaborateur est désarçonné devant un manager qui agit selon la maxime « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! ». Mais est-il possible d'être exemplaire ? Est-ce souhaitable ? Ce principe a-t-il des limites ? Et être exemplaire et être irréprochable, est-ce la même chose ?

La théorie et la pratique

Le principe d'exemplarité semble mettre en exergue une morale qui serait moins fondée sur la prescription normative que sur la contagion de l'attitude. Ce mimétisme tient-il du « bon exemple » à suivre ? Mais faut-il enfermer l'exemplarité dans le domaine de la morale tant elle a à voir avec une fonction pragmatique du rôle du manager ? Montrer à quelqu'un ce qu'il faut faire, c'est lui donner pour modèle ce qu'il doit s'approprier en termes de savoir-faire, de technique ou de comportement. L'exemple a donc une double fonction, morale et pragmatique, en nous disant au passage que certaines choses ne s'apprennent pas de façon théorique. Mais si la théorie est coupée de la pratique, ne risque-t-on pas de tomber dans un dogmatisme mécanique du « vous devez faire »? Toutefois, là où il ne reste que de la parole théorique sans démonstration, il y a risque de prescriptions incomplètes donc de résultats partiels.

Etre exemplaire vs Etre irréprochable

Est exemplaire celui que l'on peut donner en exemple, un modèle à imiter. Un autre sens (ou un sens caché) de l'expression « être exemplaire » serait « être irréprochable », une dérive qui signifie faire exactement (parfaitement) ce qu'il faut faire. Certes, il y a un lien manifeste entre les deux : le fait de pouvoir « faire modèle » mais on se rend compte que ces deux approches sémantiques ne se recoupent pas exactement. Fort heureusement les managers ne sont pas obligés d'être irréprochables, sinon peu seraient en capacité à servir d'exemple. Ce qu'il y a de commun dans l'exemplarité et l'irréprochabilité, c'est l'idée d'une norme, pas nécessairement définie a priori. Si cette norme existe, elle devient exemple grâce au concret de son exécution : ce qu'il faut faire et que le manager montre tel qu'il souhaite son exécution.

Le statut de modèle

L'exemplarité donne malgré tout à penser le statut du modèle lui-même, nommons-le « le maître » ; celui sur qui nous prenons exemple. Mais le maître est par définition une figure rare qu'on ne pourrait ériger en norme dès lors que l'on suppose a priori que ce modèle devrait être irréprochable. Il faudrait alors préférer une exemplarité plus réaliste en considérant les limites de la posture théorique, d'un comportement, sans jamais les montrer car on n'apprend pas à réaliser quelque chose par la théorie. Pour la pratique, le discours est souvent disqualifié : faire n'est pas théoriser.

Pratique ET théorie

Mais en réalité, nous avons trois besoins : « voir faire », « entendre expliquer » et « faire », sous le patronage de celui qui sait faire. On a donc fondamentalement besoin d'exemples. Toutefois, il n'y a pas de sens à opposer théorie et pratique car nous nous avons besoin aussi de comprendre ce que nous faisons. On entend « la théorie ce n'est que de la théorie » ou encore « la pratique il n'y a que ça de vrai ! ». Ce sont des positions à la fois simplistes et intenables. Ne sont-elles pas plutôt complémentaires ? Si la théorie discursive éclaire la mise en oeuvre, la pratique illustre et donne vie à la théorie. Une exemplarité qui fonctionne n'est pas le culte de l'exemplarité pratique : elle suppose une alliance heureuse et équilibrée de la théorie et de la pratique (du faire et de son argumentation théorique). Sans cela, il n'y a pas d'exemplarité possible : le management est alors éclairé dans l'intégralité de sa dimension, rationnelle et opératoire. Le manager, dans toute sa dimension humaine, montre que ce que nous faisons est accordé à ce que nous pensons. L'action n'est donc plus un réflexe ou une habitude, et la raison n'est pas une pure spéculation théorique car elle engage. Le pouvoir de penser et le pouvoir d'agir s'unissent pour aider à prendre conscience de ce qui fait la singularité de notre humanité dans son rapport à un monde qui n'est pas seulement à connaître mais aussi à transformer. Cela rend le collaborateur plus fort car il comprend ce qu'il sait faire.

Critique du « Il faut être exemplaire ! »

L'impératif catégorique « il faut être exemplaire ! » est-il pour autant acceptable ? Est-ce possible ? Est-ce une demande pour soi ou est-ce exigé des autres ? Dans tous les cas, l'exiger de soi ou des autres, ce n'est pas tenir compte d'éventuelles faiblesses, imperfections... Comment cet impératif pourrait-il être crédible dans le temps ? Comment gérer les exemplarités non tenues ? L'exiger, c'est faire porter une charge lourde en déconnexion avec les capacités des individus. D'ailleurs, est-ce que la maxime « je veux être exemplaire » n'est pas reconnaissance que nous ne le sommes pas ? C'est par ailleurs peu modeste : quand pourrais-je vraiment affirmer que je suis exemplaire ? Laisser croire qu' « on ne me prendra jamais en défaut » n'est-ce pas orgueilleux, narcissique, absurde ? L'exemplarité peut poser ici le problème de sa réalisation, de son absence ou de sa prétention. Quel est le manager qui peut penser, dire ou exiger cela ? Quelles conséquences en cas de défaut ?

L'exemplarité n'est pas la perfection

N'est-il pas fondamental de donner un cadre à l'adjectif ? Pourrions-nous plutôt parler d'une qualité particulière qui pourrait être prise pour référence ? En réalité, il n'y a pas de sens à parler d'un individu exemplaire : c'est nier la réalité. Parler du manager exemplaire est une construction fantasmée du management. S'il est d'ailleurs possible d'imaginer ce qui n'est pas exemplaire, il est inconcevable de se représenter quelqu'un qui est exemplaire. Si parler d'un manager exemplaire est abusif, il est possible alors de parler d'une qualité exemplaire. D'ailleurs, déclarer « faites comme moi ! » cela est-il exemplaire ?

Renverser la notion d'exemplarité

Le philosophe stoïcien Marc-Aurèle peut nous aider à envisager la notion d'exemplarité avec un autre éclairage en se demandant plutôt « que puis-je apprendre des personnes qui m'entourent » ? En effet, identifier les qualités de chacun des individus auxquels j'ai affaire nous évite déjà à ne pas confondre l'individu et ses comportements. Dans le premier chapitre de Pensées pour moi-même 1, il dresse une liste de comportements exemplaires qu'il reconnaît comme inspirants. Cela reviendrait aujourd'hui à se demander : « Comment puis-je m'inspirer de tel comportement observé chez telle personne ? Et bien sûr en renversant la question « En quoi puis-je être inspirant pour les autres ? ». Cela renvoie à une éthique des vertus qui pousse l'individu à faire de son mieux ; chez les Grecs anciens 2, faire de son mieux, c'est viser l'idéal du Kalos Kagathos (de l'homme beau et bon) en faisant de cet enjeu celui de la paideia, c'est-à-dire la formation de l'homme Grec.

Sans vouloir liquider la notion d'exemplarité, on peut reconnaître chez tel ou tel une qualité exemplaire inspirante : il s'agit alors d'une exemplarité modeste et réaliste qui ne désire pas se donner pour unique modèle et qui est capable de chercher et de reconnaître chez les autres certaines vertus « y compris chez les plus pénibles » 3. Retenons que toute vertu exemplaire n'est pas con-descendante mais co-ascendante ; elle élève simultanément celui qui donne l'exemple et celui qui l'accueille.


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