Le management est-il un esclavage ou une libération ?
Samedi 20 Novembre 2021 Place du doute 42373« Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser. » Baudelaire
Cette problématique soulève d'emblée une autre question : Si le management est considéré comme un travail, quelle portée a-t-il sur celui qui le pratique ? L'étymologie du mot travail vient de trabs qui signifie en latin « poutre » et qui a donné entraver va sans équivoque dans le sens de résistance. Le mot hispanique médiéval trabajo (travail) exprime avec cette même racine tra-trans-trab cette tension ou cette force opposée comme on peut l'entendre par exemple dans les mots tramontane ou traverser. Travailler serait donc cette tension qui rencontre une résistance, sorte d'empêchement. Le travail du management n'y échappe pas. L'étymologie du mot management qui vient du latin manus (main) introduit l'idée de guidage, de contrôle, de conduite. On voit ici que cette conduite peut être entravée et peut ainsi générer une frustration, voire une souffrance au même titre que tout travail non managérial. Le management est-il par conséquent un esclavage ou une libération ?
Une tension entre deux forces
Cette ambivalence fondamentale du travail et du management pose une question importante : faut-il voir une opposition de deux forces contraires ? Devons-nous voir dans l'acte managérial cette dimension possible de libération, d'amélioration et développement, ou d'épanouissement de l'individu (le manager et son collaborateur), en un mot un fait positif, ou faut-il y voir au contraire un danger ou un risque d'aliénation ? On trouve cette problématique dans toute la pensée philosophique qui oppose le travail à la technique. Le management, en tant qu'il est un travail, porte des inconvénients évidents tels que sa pénibilité propre et les contraintes qu'il génère sur le chef lui-même. Le management est donc le contraire d'une activité libre, il n'est pas non plus un jeu, il représente donc bien une contrainte dont il faudrait se libérer. Mais peut-on se passer du travail de management (donc du manager) ? Est-il possible d'y trouver du plaisir ?
Praxis, poiesis, scholè, hubris
En montrant que le travail et l'inégalité sont apparus simultanément, Rousseau 1 montre le lien étroit entre ces deux concepts : le travail au sens propre du terme ne commence que là où les rapports de dépendance entre les hommes sont tels que l'inégalité puisse s'introduire. Mais peut-être ne faut-il pas regarder du côté de cette approche management = technique de management, pour préférer une approche moins douloureuse et inégalitaire. Il est intéressant de voir qu'Aristote avait dit l'infériorité du travail par rapport aux autres activités en distinguant celles qui sont faites pour elles-mêmes (praxis, pratique) et celles qui sont faites en vue d'autre chose (poiesis, production). La praxis semble intrinsèquement supérieure à la poiesis car elle n'est soumise à rien d'autre en ayant sa propre fin, elle ne dépend de rien ni de personne. On perçoit ici par conséquent un défaut du management actuel qui n'a pour but que de donner raison aux méthodes utilisées mais qui sont souvent déconnectées de la réalité. La poiesis n'est qu'un moyen, c'est-à-dire quelque chose qui n'a de valeur que parce que sa fin a une valeur. Si l'on découvre un autre moyen de parvenir au même résultat, la poiesis perd toute valeur. Par exemple, le travail du manager perdrait toute valeur à partir du moment où son autorité disparaîtrait. C'est à partir de cette opposition qu'Aristote valorise la scholè, la vie de loisir définie comme le but de toute existence. Cela pourrait nous inciter à en déduire que le management comme une technique est potentiellement souffrance par les frustrations dues à l'inefficacité qu'elle génère (pathologies du travail par exemple). Cela peut faire immerger l'hypothèse d'un management pratiqué plutôt comme un art, basé sur moins de dépendances à des techniques donc avec plus de liberté. Mais il est difficile d'atteindre ce but du management en tant qu'art, procurant un plaisir sans tomber dans l'hubris (la démesure). Pour cela, il faudrait développer de grandes vertus équilibrantes telles que la tempérance, le courage et la justice.
Un travail-management aliénant ou utile pour cadrer l'individu ?
Parce que les Grecs tenaient le travail dans un souverain mépris, celui-ci étant réservé aux esclaves et aux citoyens de basse extraction soumis aux nécessités de la vie, l'homme véritablement libre était celui qui, affranchi de ces contingences matérielles, pouvait se consacrer à la politique ou à la philosophie. Nous pourrions parler ici de certaines des missions du management. Cette théorie de l'aliénation par le travail est particulièrement développée par Marx au XIXe siècle. Est-il possible toutefois d'avancer un dernier argument en faveur d'un travail du management = techniques de management, malgré ses déceptions, frustrations ou échecs ? La réponse pourrait être que ce travail (du management) a une utilité pratique parce qu'il permet à l'individu (le manager comme le collaborateur) de ne pas sombrer dans la démesure tel que montré pour la première fois chez Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.) et qui de Kant à Bataille en passant par Freud parcourt l'ensemble de la pensée occidentale. C'est la troublante idée selon laquelle l'individu ne supporte pas la liberté et que la laborieuse application de techniques du travail de management n'est un recours que pour se structurer, régler sa vie et avoir une (bonne) conscience tranquille. C'est alors considérer la terrible idée que le plus souvent l'individu n'est qu'un esclave incapable de liberté. Dépendant et recherchant des méthodes, règles, lois et autres « outils » dont il sera l'esclave en passant d'une mode à une autre. Certains affirment aujourd'hui que « l'encadrement » de la fonction management est nécessaire pour l'individu dans ce qu'il génère comme épanouissement potentiel ou encore reconnaissance sociale (on parle encore ici du manager pour lui-même). Ces managers savent-ils que cette idée sombre selon laquelle l'homme n'est qu'un esclave correspond au diagnostic pessimiste de cette dimension du travail que Nietzsche 2 nomme « le danger des dangers » ?
L'idée que le management, en tant qu'il est un travail qui de plus doit faire travailler les autres (plus et mieux) procède d'un pessimisme anthropologique en phase avec notre culture occidentale. Malgré cela, une question sans réponse donne matière à penser : le manager est-il capable d'agir librement ou n'est-il qu'un esclave incapable de liberté ?