Auto-promo vacances ETE 2025 DV

Le changement est-il un impératif managérial ?

« Il faut dénouer ces obligations si fortes et désormais aimer ceci ou cela, mais n'épouser rien que soi » Montaigne, Essais

Frédy Perez

Voici plus de vingt ans que les managers, les consultants et autres coachs incitent au changement. Vingt ans au moins que le management affirme que l'on vit une période singulière, unique, spéciale. Il se dit que tout change, que plus rien ne sera comme avant, qu'il faut changer et faire changer. Mais est-ce que tout change réellement ? Le management doit-il tout changer ? Ce changement est-il toujours synonyme de progrès ? Ce qui ne change pas, c'est en tout cas la demande de changement et le désir de vouloir que tout change.

Un impératif managérial

Si les managers vont et viennent, la constance de ce désir est frappante. Souvent, le management veut changer et le manager s'emploie à vouloir changer les autres. Tous les recruteurs embauchent les cadres sur l'idée du changement et tout recruté envisage de changer les choses dans son futur poste. Mais pourquoi l'idée de changement serait-elle aussi prometteuse ? Comment expliquer que ce dictat puisse se payer le luxe de l'imprécision et de la généralisation (« il faut changer ! »), comme une incantation d'ailleurs plus menteuse que prometteuse (« avec moi ça va changer et je vais réussir à changer les autres ! ») ? Au point de ne pas sourciller devant la déclaration sourde et paradoxale d'un « rassurez-vous, tout doit changer ! ». Cet apophtegme serait la marque de fabrique de tout (vrai) leader, pourtant ne serait-ce pas plutôt un aveu de banalité et de soumission en faisant référence de manière obsessionnelle à ce qui nous précède ? Cet impératif managérial n'est donc ni nouveau ni original ; il reposerait sur une vague notion de menace pour qui souhaiterait évoluer ou carrément survivre.

Dominer par le changement

Bien qu'il doive changer et faire changer les autres au nom du soi-disant retard pour sa survie (!?), le manager pense que ses décisions vont radicalement rompre avec le passé. Il va pourtant décider les mêmes choses que ses prédécesseurs. En effet, ces dernières décennies, la nature des décisions reste identique : rationalisation, performance et profit. Saupoudrées d'un peu de bonheur et de valeurs. Mais suffit-il de vouloir changer pour changer ? Suffit-il de vouloir changer les autres pour y parvenir ? Décréter le changement est trop facile pour que cela advienne. Devrions-nous changer car nous l'aurions tout simplement décidé ? Vieilles questions qui dès le XVIIe siècle, dans les mêmes termes, sont abordées par René Descartes dans son Discours de la méthode en nous invitant à « apprendre à changer nos désirs plutôt que l'ordre du monde ». Sa déclaration au chapitre III dans l'esprit du doute cartésien sera aussitôt contredite (chap. VI) avec son célèbre « se rendre maître et possesseur de la nature ». Le projet du changement, dès lors, est de se déclarer insatisfait (il faut donc changer) lorsque les choses échappent à l'homme ou s'il n'arrive pas à les dominer ou les posséder. Cet héritage de l'homme tout puissant et de l'insatisfaction permanente est encore bien réel aujourd'hui, ce qui peut expliquer cette fuite en avant et ce désir de changement jusqu'à ce que nous nous rendions maître de tout (tragique illusion). La remise en cause philosophique de ce principe à dû attendre Bergson au début du XXe siècle avec sa formule « C'est la vie qui change, pas le monde ».

Changer pour abandonner

Partir en quête d'une vie nouvelle, d'un comportement nouveau, s'écarter d'une voie qui n'est plus souhaitable, attendre autre chose d'autrui sont autant de situations de départ qui assignent à la nécessité de changer. Sont-ils pour autant une garantie de la mise en mouvement ? Certainement pas, l'expérience de nombreux managers le prouve. Mais au départ il y a désir d'autre chose, formulé par Spinoza 1 « Je résolus enfin de chercher s'il existait quelque objet qui fût un bien véritable [...] dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine ». Le désir est peut-être au départ une fuite, une recherche, un espoir, une nécessité, il est moteur lorsqu'il identifie ce qui est présentement mauvais et qui peut être délaissé, abandonné ou perdu. C'est sans doute au prix de cette capacité d'abandon que se forge le désir de s'accrocher à du mieux, à du bien comme mis en exergue par Spinoza.

Lorsque le mouvement est nécessaire

L'obstacle qui est souvent identifié comme insurmontable se nomme l'habitude. Il exige une force révélatrice du désir de changer ou de faire changer. L'arrachement et ses risques sont des exigences à la fois intellectuelles mais aussi motrices. Michel Serres 2 dit que « partir exige un déchirement qui arrache une part du corps à la part qui demeure adhérente à la rive de naissance, au voisinage de la parentèle, à la maison et au village des usagers, à la culture de la langue et à la raideur des habitudes ». Voilà qui indique l'intensité de l'effort à fournir ou à obtenir d'autrui lorsque nous souhaitons le mouvement pour soi ou pour les autres. Le passage à l'acte est difficile. Et quelquefois, au milieu de l'effort, le but est reconsidéré : est-ce bien nécessaire ? Nous voici au ralenti ou à l'arrêt, comme figé dans la situation actuelle, notre catalepsie ou celle du collaborateur se fait jour.

L'injonction du changement

Mais est-ce que changer est toujours nécessaire ? L'injonction à l'adaptation, à l'accélération voire à l'anticipation nous rapproche-t-elle du bon, du mieux, du bonheur ? Ne devons-nous pas questionner cet impératif catégorique comme le fait Barbara Stiegler 3 « D'où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d'un retard généralisé, lui-même renforcé par l'injonction permanente à s'adapter au rythme des mutations d'un monde complexe ? Comment expliquer cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l'évolution ? » Des alternatives sont-elles possibles car vouloir changer les autres, son associé, son collaborateur ne constitue pas toujours un moteur suffisant pour (se) mettre en mouvement et n'est pas toujours la solution pour résoudre tel ou tel problème. Certains assument un certain misonéisme, comme Montaigne 4 en refusant cette injonction à se projeter sans cesse dans le futur : «?quand je danse je danse, quand je dors je dors?». Sans développer une métriopathie 5 frustrante mais en regardant de manière bienveillante là où nous avons fait de notre mieux de manière à se dire : «?Si j'avais à revivre, je revivrais comme j'ai vécu ».

Le changement vs être soi

L'interrogation à l'égard du changement n'est pas nouvelle. Sans doute que ce qui le caractérise particulièrement aujourd'hui, sa vitesse, pose la question des enjeux et des conséquences. La pensée d'Héraclite 6 « Toutes choses changent toujours et rien ne demeure » accompagne encore aujourd'hui avec pertinence le questionnement sur le changement. Le danger possible ne réside-t-il pas dans le fait de vouloir le changement pour ce qu'il représente socialement (dynamisme, progrès etc.) sans se reconnaître soi-même et en pensant ne pas être doté de capacités à y faire face ? Montaigne 7 nous met en garde face à ce tropisme, « la plus grande chose du monde, c'est de savoir être soi » lorsqu'il est question de changer pour changer et de jouer un rôle intenable. Cela se nomme parfois l'agitation. Le changement fait-il toujours sens ?


Article paru dans La Dépêche Technique n° 185

Envoyer à un ami

Mot de passe oublié

Reçevoir ses identifiants