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La fatigue du manager est-elle possible ?

« Ta fatigue fait une souche de plomb en ton corps » Henri Michaux

Frédy Perez

La fatigue est souvent associée à la faiblesse, voire à la souffrance ou la dépression, elle semble être le mal du siècle. En creusant la question, la fatigue est d'actualité depuis toujours et on oublie que la fatigue est au coeur de l'humain. La fatigue, qui semble être une constante, frappe les individus du matin au soir et est souvent confondue, au travail, avec de la démotivation. D'ailleurs, si la philosophie s'est toujours questionnée sur la fatigue, curieusement le management n'y fait jamais référence. Or, ce sentiment de mal-être donne l'impression de ne pouvoir faire quoi que ce soit et rend les journées de travail longues et laborieuses. La réponse sincère au « comment ça va ? » matinal est un « bof, je suis crevé ! », et évidemment les vacances n'arrangent rien au problème. La fatigue est ressentie d'abord de manière intime, mais elle acquiert toutefois, dans l'entreprise, une dimension collective. Dès lors, on peut considérer que cette fatigue est également de nature morale. Ne pose-t-elle pas en effet la question de la vulnérabilité des individus au travail et ne remet-elle pas en cause la question du sens et de la limitation des perspectives ? Lorsqu'en effet, les possibilités de partage d'expériences collectives se trouvent affectées ou limitées, cela donne un sentiment d'impuissance et d'incertitude. C'est donc, par excellence, un sujet de management et de philosophie. Cela nous amène à nous interroger à ce que deviennent les repères habituels lorsque l'inquiétude, l'agitation ou les contingences inhérentes au travail ne sont plus assimilables par une équipe fatiguée ? Et que dire de la fatigue du manager lui-même ? est-elle seulement possible ?

« Une irrépressible extension du domaine de la fatigue » 1

Mails, réunions, visios, SMS... : en s'affranchissant des limites physiques, on voit ici que le travail a causé une extension infinie des journées de travail. Les rythmes habituels sont bouleversés, et ce qui a été longtemps vécu comme un progrès, rend cette flexibilité toxique car elle engendre une hypermobilité mentale. Lorsque cette hypersollicitation s'installe, est-il étonnant de voir un nombre accru de personnes souffrant d'un épuisement général ? Cette nouvelle norme de la disponibilité, partout et toujours, transforme les individus et crée une véritable société de la fatigue. Le manager est particulièrement concerné, à double titre, par des frontières qui se brouillent entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Les coupures se font plus rares, les instants de récréation deviennent culpabilisants et les moments de production s'allongent. Qu'il s'agisse d'un état passager, chronique ou extrême, la fatigue fait désormais partie des symptômes qui sont autant d'indices qui devraient alerter le manager, pour ses collaborateurs et pour lui-même. Les rythmes déphasés, l'irascibilité, l'épuisement ou encore le manque de concentration sont rarement identifiés et presque toujours banalisés ; il s'agit de la nouvelle norme qui prouve l'implication de l'individu, a fortiori celle du chef.

La fatigue d'être soi

Le sociologue Alain Ehrenberg évoque la « fatigue d'être soi » 2 lorsqu'il qualifie les exigences contradictoires qui pèsent sur les individus. Ces exigences, nombreuses, complexes et contradictoires sont la norme du management moderne. Selon Georges Vigarello, « La fatigue est au coeur de l'humain : elle incarne la limite, au même titre que la maladie ou la mort ou la vieillesse. Elle symbolise la fragilité et il est donc difficile d'y échapper. La fatigue serait inhérente à notre humaine condition » 3. Il va plus loin en montrant que nous avons assisté au cours des derniers siècles à une mutation de la fatigue. En effet, au départ, elle est issue « de la résistance des choses » et s'est transformée en « une fatigue née de la résistance de soi ». Romain Huët 4, enfonce le clou en précisant que « depuis les années 80, ont été mises à jour des causes sociales de la fatigue qui tendent à écraser les individus et à leur donner le sentiment d'être dessaisis de leur vie ». A la fatigue intrinsèque de notre « humaine condition » s'ajoute simultanément la difficulté nouvelle à endurer le monde et la conséquence de modes de vie actuels fatigants en soi. Sommes-nous alors responsables ou impuissants face à notre fatigue ?

De la fatigue à la souffrance

Comment la fatigue peut-elle parfois être déclinée en sentiment de mal-être, transformée en incapacité générale au point de rendre fébriles les relations avec autrui ? De quoi cet état psychique et physique est-il le signe ? Jusqu'au point parfois d'être fatigués d'être fatigués ! Mais s'en débarrasser, est-ce une affaire de volonté ? Pour la fatigue, comme pour tout le reste, il faut en terminer avec l'infantilisation de l'individu fatigué : la constance des réactions qu'elle provoque en nous-même et pour notre entourage est prévisible. On encourage le « fatigué » à se « secouer », preuve que la fatigue est comprise comme le signe d'une faiblesse ou de quelque chose de négatif. Il ne suffit pas de dire ou se dire « qu'il faut se prendre en main » pour que les choses adviennent. Qui possède la baguette magique pour raffermir la volonté des « fatigués » ou changer un contexte de travail « fatiguant » ? Dans son Essai sur la Fatigue, Peter Handke écrit qu'il sent sa fatigue « avec la face d'une souffrance » 5. Associer fatigue et souffrance, c'est nécessairement se demander s'il est possible d'échapper à la fatigue par la volonté, et si toutes les causes de la fatigue sont comparables. Est-ce que ce sont nos conditions de vie qui induisent notre fatigue ? Dès lors, celle-ci pourrait être un indicateur de ce que nous pouvons potentiellement changer. Selon Christophe Desjours, la fatigue « participe de la construction d'un espace moral de l'intolérable » 6. Celle limite du corps et de l'esprit peut devenir le support d'une « résistance ». Que signifie résister dans ce contexte ? C'est comprendre, en donnant du sens à notre fatigue, ce qu'il est pertinent d'observer à l'extérieur ou à l'intérieur de nous-même.

« La puissante fatigue enfin le terrassa »

Dans ces esprits fatigués peut-il s'épanouir d'autres rapports au travail, aux relations avec les autres ? Guy de Maupassant, dans «Un coq chanta», utilise le mot « enfin », dans « la puissante fatigue enfin le terrassa » : sans doute le premier éloge de la fatigue comme bienvenue car parfois plaisante, attendue ou méritée. « La fatigue est événement : et à partir d'elle, s'ouvrent de nouvelles possibilités de vie » nous dit Romain Huët 7. Même si la fatigue peut être vécue avec des degrés de violence différents, l'individu est capable de s'apercevoir que les choses telles qu'elles sont vécues ne sont plus acceptables. Un nouveau sens du possible doit être trouvé car l'élan vital du « fatigué » est diminué, parfois jusqu'à l'inacceptable. Il peut s'agir donc d'un seuil à partir duquel, lorsque la fatigue passe par la parole, qu'elle n'est pas tue, qu'elle est ni confisquée ni brutalisée, peut être une force de disruption. Pour le dire autrement, la fatigue peut ouvrir des voies concrètes pour que l'individu et le management s'offrent une matière à penser, à imaginer et à inventer. Dans certains cas, même si c'est contre-intuitif, la fatigue est le signe qu'est venu le temps d'une nécessaire remise en question profonde.

Si la fatigue peut provenir d'une mauvaise appréhension des situations, d'un manque de compétences, d'une organisation défaillante, celle-ci peut également provenir d'un contexte ou de situations inacceptables. Dans ces cas, il est tout fait fréquent que l'individu seul puisse faire bouger les choses car les contraintes sont trop fortes. Plus que le discours actuel qui nous invite à penser qu'il est toujours possible de s'en sortir et de gérer les situations adverses, plus que l'injonction à la résilience, plus que ce discours à succès qui invite à transformer toute adversité en atout, plus que cette célébration sans limites du self-help, plus que ces mantras tels que « Nous avons en nous plus que nous croyons » ou « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », ne vaut-il pas mieux s'attarder avec sérieux aux causes de cette fatigue ? Malheureusement, ici encore, les thuriféraires du management magique, qui font croire que les choses peuvent continuer au-delà de la brèche, profitent cyniquement de la situation. Plus les individus seront fatigués, plus ils auront besoin de s'accrocher à la croyance que l'on peut indéfiniment repousser les limites. Au-delà de la critique d'une approche magique du management qui ne sait dire que « reposez-vous ! » ou « secouez-vous ! », il est utile de se demander comment en est-on arrivé à penser qu'il est toujours possible de gérer sa fatigue avec ses seules ressources propres. Dans d'autres cas, l'acrasie 8 du manager qui sait pertinemment ce qu'il faudrait faire mais pousse ses collaborateurs au-delà des limites est le parfait modèle d'un management qui ne peut plus se regarder en face et qui perd tout son sens.

 

 

Article paru dans La Dépêche Technique n° 207

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