La biodiversité, une pharmacopée entre opportunités et menaces
Vendredi 30 Juin 2023 Biodiversité-Faune sauvage 48032Hélène SOUBELET
La biodiversité est essentielle à la vie humaine de multiples façons. L'organisation mondiale de la santé (OMS) reconnait de nombreuses contributions qui permettent, favorisent ou améliorent la qualité de vie sur terre.
Parmi elles, la production d'une nourriture abondante et de bonne qualité nutritionnelle, la fertilité des sols et la pédogénèse, la séquestration du carbone et l'adaptation au changement climatique (par exemple la diminution des îlots de chaleurs urbains, l'atténuation des crues et des submersions marines), le rechargement des nappes phréatiques, l'épuration de l'air et de l'eau, la contribution aux grands cycles biogéochimiques qui sont le moteur de la vie sur terre (cycle du carbone, cycle de l'azote, cycle de l'eau).
Un des aspects de notre dépendance à la biodiversité est également la fourniture de ressources génétiques et de molécules actives au service de la médecine.
Une équipe interdisciplinaire de chercheurs originaires de 18 pays (Linhares et al., 2023) a publié en mars 2023 une réflexion autour des contributions de la biodiversité à l'arsenal thérapeutique. Cet article en fait un résumé.
Un nombre très important d'espèces utilisées en médecine humaine et un marché mondial toujours très actif
D'après l'évaluation mondiale de la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques relative à l'usage durable des espèces sauvages, environ 50 000 espèces vivantes sont exploitées dans le monde pour les besoins humains (Ipbes, 2022).
En termes de quantité, c'est l'alimentation qui domine, mais en termes d'espèces, l'usage médical représente une grande part des usages, par la diversité des pratiques et des espèces concernées. Ce sont les plantes qui sont les plus exploitées, mais leur nombre est mal connu.
Certaines estimations indiquent que, au niveau mondial, 7 % des plantes vasculaires ont été utilisées comme médicament depuis des millénaires par les humains, ce qui représente 26 000 plantes. En Chine, la médecine traditionnelle pourrait concerner près de 20 % des plantes natives. En 2006, l'OMS a répertorié 21 000 espèces médicinales et en 2021, le service des plantes médicinales du jardin royal botanique de Kew, au Royaume-Uni, en a identifié 34 408.
La plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques a estimé à 4 millions le nombre de personnes dépendant de la biodiversité pour leur médecine traditionnelle (Ipbes, 2022).
Aujourd'hui, 30 % des nouveaux principes actifs médicinaux sont issus de la biodiversité, mais pour certains groupes de médicaments, c'est beaucoup plus.
Un récent rapport de la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis a établi que 70 % des molécules thérapeutiques approuvées entre 1981 et 2014 étaient issues ou inspirées du vivant, en particulier les plantes. Avec l'estimation de 12 millions d'espèces vivantes sur Terre, il existe un grand potentiel d'exploitation de la biodiversité à des fins thérapeutiques.
Par exemple, 70 % des anticancéreux sont dérivés de la biodiversité. Durant les 50 dernières années, près de 300 000 composés issus des organismes marins ont été isolés avec environ 300 brevets. En particulier les algues se sont révélées être très prometteuses en matière anti tumorale et cytotoxique.
En 2021, le marché mondial des plantes médicinales a atteint 166 milliards de dollars. En 2003, il était de 60 milliards et il est prévu qu'il atteigne 348 milliards en 2030.
Pour le milieu marin, la FDA estime la valeur potentielle du développement d'anticancéreux entre 563 milliards et 5,9 trillions de dollars (Erwin et al. 2010).
Les molécules extraites des êtres vivants présentent plusieurs avantages
Tout d'abord, une seule substance a souvent plusieurs modes d'action. Les anticancéreux naturels peuvent ainsi agir en inhibant les résistances des cellules cancéreuses aux molécules thérapeutiques, ils peuvent également induire l'apoptose et l'autophagie, induire des nécroses cellulaires, réduire les proliférations cellulaires.
Par ailleurs, leurs propriétés structurelles peuvent présenter un avantage : les squalamines sont environ dix fois plus petites que les anticorps monoclonaux utilisés en thérapeutique ce qui évite les inconvénients des molécules de grande taille, notamment pour reconnaitre et accéder aux épitopes cellulaires.
La demande croissante de produits naturels menace leur existence
Le volume des plantes médicinales récolté augmente de 8 à 15 % tous les ans avec une demande croissante en Europe, Amérique du nord et Asie. Malheureusement, ces plantes sont souvent surexploitées avec une intensité qui met en danger leur reproduction de façon probablement irréversible. En effet, si les populations des espèces exploitées perdent trop d'individus, leur diversité génétique diminue et elles peuvent être entraînées dans un vortex d'extinction. Ainsi, les pressions qui s'exercent sur la biodiversité menacent aujourd'hui directement environ 21 % des plantes médicinales connues.
La plupart des plantes utilisées pour la médecine sont issues de milieux naturels ou semi naturels. Leur disparition massive pose la question de la pérennité de ces ressources dans le futur, car les milieux qui les hébergent sont dégradés, voire disparaissent sous les pressions cumulées du changement d'usage des terres, de la pollution, du changement climatique, de l'appropriation des ressources naturelles par les humains et de l'homogénéisation biotique.
Mais pour bien quantifier les menaces, il faut aussi considérer les effets indirects de l'érosion du vivant. L'interconnexion des espèces, via les réseaux trophiques, constitue l'essence même de notre survie collective. La disparition d'un élément du vivant, une espèce, un écosystème, a des répercussions sur d'autres espèces, d'autres écosystèmes. Par exemple, la disparition des insectes, en raison de l'usage des pesticides, induit la disparition des oiseaux qui s'en nourrissent. Ces oiseaux peuvent être partiellement granivores, notamment en dehors des périodes de gestation et nidification. Leur déclin entrainera celui des arbres dont ils dispersent les graines. Si ces arbres accumulent des substances actives d'intérêt, leur disparition constituera une perte de chance pour des malades humains.
Deux phénomènes doivent faire l'objet d'attention : l'exploitation non durable et la perte de savoirs traditionnels associés aux espèces médicinales
En matière d'exploitation non durable, l'histoire du Paclitaxel (chimiothérapie anticancéreuse) est emblématique. Au départ identifié dans les ifs, il fut extrait après abattage, ce qui a vite menacé son hôte, un arbre à croissance lente. Heureusement, le besoin important de Paclitaxel a conduit à rechercher la molécule dans d'autres espèces vivantes. Elle a été isolée dans un champignon endophyte du microbiome racinaire de l'If, puis dans d'autres microorganismes du genre Fusarium, Alternaria et Monochaetia.
Cette découverte a aussi permis de comprendre que certaines molécules actives pouvaient être en réalité produites par les microorganismes du microbiote et être transmises ensuite à leur hôte.
De même, le prélèvement de sang de limules vivantes n'est pas sans risque pour les animaux. Même si elles sont relâchées après l'intervention, 10 à 30 % d'entre-elles décèdent, ce qui renforce le déclin de cette espèce déjà classée vulnérable par l'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature.
Une autre conséquence de la disparition de la biodiversité est la disparition des plantes sauvages qui permettent aux animaux de s'automédiquer (on parle de zoopharmacognosie). Des recherches récentes ont ainsi démontré que les singes pouvaient s'administrer des traitements antiparasitaires en choisissant des plantes qui contenaient des principes actifs (Travaux de Sabrina Krief (MNHN) avec les chimpanzés en Ouganda ... les humains copient les chimpanzés en observant les plantes qu'ils consomment pour se soigner). En cas de disparition des espèces médicinales, l'impossibilité pour les animaux sauvages de se soigner pose la question de la survie des espèces, de l'augmentation des maladies de la faune sauvage et de leur éventuel passage aux humains. Par ailleurs, eux comme nous, perdront la possibilité de transmettre ce savoir.
Dans le cas de la quinine, c'est l'abandon de l'exploitation du quinquina qui menace aujourd'hui les espèces, en particulier au Pérou pays qui abrite 20 des 29 espèces de l'arbuste. Lorsque la molécule a été synthétisée chimiquement, le savoir traditionnel s'est progressivement perdu et les arbres, ainsi que les écosystèmes qui les abritent n'ont plus été protégés. Ces espèces sont aujourd'hui menacées d'extinction et, avec elles, les autres alkaloïdes qu'elles contiennent, comme l'optochine qui a de potentielles propriétés antibactériennes. Ce phénomène est malheureusement assez global. Avec la mondialisation, les peuples autochtones et communautés locales ont vu leurs traditions rurales et pratiques coutumières perdre du terrain. Leurs connaissances, leur capacité d'innovation pour la gestion durable des ressources biologiques disparaissent progressivement, alors même qu'elles ont été une source d'inspiration et de profit, pour la médecine occidentale.
Vers une conservation active des ressources naturelles dont dépend la médecine actuelle et future ?
La conservation de ces ressources génétiques peut se faire in situ (c'est-à-dire dans leur milieu naturel) : dans ce cas il faut mettre en place des aires protégées et restaurer l'intégrité écologique des écosystèmes dégradés. Cette modalité permet de préserver un potentiel de découvertes intact. L'avantage de la conservation des milieux naturels est aussi de maintenir les capacités d'adaptation et d'évolution des espèces en réponses aux changements de l'environnement et aux interactions avec une diversité d'êtres vivants, ce qui est souvent la modalité d'expression de molécules actives nouvelles.
La conservation peut également se faire ex situ, dans des conservatoires, des banques de graines, des jardins botaniques, dont il faut garantir la pérennité, notamment en termes de financement sur le long terme. L'avantage de ce type de conservation est de pouvoir mieux étudier les espèces et mieux gérer leur domestication, leur multiplication, leur sélection pour répondre à la demande du marché sans épuiser la réserve sauvage et les milieux dans lesquels elles vivent.
L'idéal est de combiner les deux types de conservation, car elles sont complémentaires, en impliquant les populations locales qui détiennent des savoirs traditionnels relatifs à ces espèces. La recherche académique doit également être mobilisée pour produire de la connaissance sur l'usage durable de ces espèces et les modalités de leur conservation.
Conclusion : pour une implication renforcée de l'industrie pharmaceutique qui bénéficie de la biodiversité sans en rémunérer le service
Les systèmes de santé dépendent de la biodiversité pour leur maintien et leur efficience. L'industrie pharmaceutique, en particulier bénéficie de la biodiversité et a donc une grande responsabilité dans la préservation du potentiel que représentent des écosystèmes écologiquement intègres, à même de fournir des molécules thérapeutiques dans le futur. Très étonnamment, malgré le risque que pose le déclin de la biodiversité à leur modèle économique, cette industrie reste très peu impliquée dans la conservation ou la restauration de la biodiversité, alors même que la biodiversité est une composante clé de leur résilience sur le moyen long terme. Un mécanisme international de partage des avantages issus de l'exploitation des ressources génétique a été mis en place par le protocole de Nagoya en 2010. Ce processus permet en théorie de redistribuer une partie des bénéfices issus de l'exploitation du vivant avec les peuples autochtones et les communautés locales des pays d'où sont issus les espèces exploitées. Cependant, à ce jour, ce mécanisme permet très peu de retombées financières. Par ailleurs, ce processus ne contraint pas l'utilisation à devenir durable et surtout, ne concerne pas l'extraction de masse comme l'exploitation des arbres, arbustes, la cueillette, la chasse ou la pêche. Or, plus que l'exploration scientifique pour trouver de nouvelles molécules (visée par le protocole de Nagoya), c'est bien le prélèvement des espèces sauvages (non visé par le protocole) qui les menace à grande échelle.
Des suggestions, comme réserver 1% des bénéfices de l'industrie pharmaceutique à des programmes de restauration des écosystèmes jusqu'en 2050 ont été proposées, mais pas encore mis en oeuvre. Cet effort permettrait de restaurer 386 millions d'hectares de terres ou de mers dégradées. D'après une publication dans le journal Lancet (Canning et al. 2021), cet « investissement » dans le capital naturel pourrait augmenter de 30 trillions de dollars les services que cette industrie retire de la biodiversité. Mais la résistance au changement est grande et les stratégies restent encore trop court termistes.
L'interconnexion entre la santé humaine, l'état de la biodiversité, l'intégrité des écosystèmes est encore mal connue, mal comprise et peu prise en compte. Malheureusement, les crises sanitaires se succèdent et devraient finalement faire prendre conscience de l'urgence absolue à préserver le tissu vivant sans lequel nous ne pourrons pas vivre en bonne santé.