« L'Anses, rempart sanitaire sous pression » : un collectif de vétérinaires signe une tribune dans Le Monde
Mercredi 28 Mai 2025 Vie de la profession 53330© D.R.
Collectif de vétérinaires*
Emmené par Jean-Yves Gauchot, praticien mixte, président de la Fédération des syndicats vétérinaires de France
Tribune libre
Dans une tribune publiée le 18 mai sur le site Internet du journal Le Monde, un collectif de vétérinaires estime que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) est fragilisée par une proposition de loi. Il juge que cette démarche constitue un risque pour la santé publique et la confiance dans la science. Nous reproduisons intégralement cette tribune ci-après.
« Depuis sa création, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) joue un rôle clé dans la protection de la santé publique et de l'environnement.
Les agences de sécurité sanitaire ont été mises en place après plusieurs crises sanitaires de grande ampleur (amiante, sang contaminé, crise de la vache folle...), qui avaient montré la nécessité de structurer une capacité d'expertise scientifique chargée de l'évaluation des risques, apte à éclairer la décision publique sur la gestion de ces risques. Cette expertise publique indépendante et transparente avait pour objectif principal de protéger les conditions de la décision publique en matière sanitaire.
Afin de renforcer la protection de la santé publique et de l'environnement, la loi d'avenir sur l'agriculture du 13 octobre 2014 a transféré à l'Anses la compétence de délivrance des autorisations de mise sur le marché (AMM) des produits phytosanitaires, auparavant de la responsabilité du ministère de l'Agriculture. L'Anses est devenue la référence nationale pour l'autorisation des produits phytosanitaires, de façon comparable à la mission exercée par l'Agence nationale du médicament vétérinaire pour les médicaments vétérinaires, agence intégrée à l'Anses en juillet 2010.
Aujourd'hui, l'expertise indépendante de l'Anses (qui mobilise des comités d'experts issus de la recherche, de la médecine, des sciences vétérinaires, de l'agronomie ou de la toxicologie) garantit la rigueur scientifique des décisions concernant les médicaments vétérinaires, les produits phytopharmaceutiques, les biocides, les fertilisants ou les supports de culture.
L'Anses s'appuie sur une évaluation collective, transparente, fondée sur la publication des liens d'intérêts et le respect d'une charte déontologique stricte. Cette organisation, souvent citée en exemple au niveau européen, permettait jusqu'ici de résister aux pressions économiques et politiques.
Pourtant, la crédibilité de l'agence est aujourd'hui menacée. Plusieurs signaux d'alerte sont apparus : contestation organisée croissante de ses avis, attaques médiatiques ciblées, tensions internes entre l'urgence de rendre des décisions et l'exigence scientifique... Les dossiers sensibles, tels que le glyphosate, les néonicotinoïdes ou les fongicides SDHI, ont illustré la difficulté pour l'Anses de maintenir le cap de l'indépendance face à des intérêts puissants et à une opinion publique parfois méfiante.
La situation pourrait s'aggraver avec la proposition de loi visant à lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur, qui prévoit la création d'une instance dédiée aux produits phytosanitaires, composée principalement de représentants des firmes et des milieux agricoles. Cette instance, loin d'être un espace de dialogue équilibré, aura un double pouvoir : intervenir en amont dans l'arbitrage des dossiers, dès le dépôt des demandes, et auditionner la direction de l'agence, sommée de « rendre compte » devant ce comité.
Un tel glissement institutionnel sera lourd de conséquences. Présenter des projets de décisions à des demandeurs d'AMM ou à des utilisateurs, avant même la phase conclusive, expose l'Anses à une pression directe ou indirecte sur le résultat attendu. L'existence même de cette procédure crée un climat de défiance et de surveillance, contraire à l'esprit de neutralité scientifique.
L'Anses, qui instruit chaque année des milliers de dossiers et prononce des centaines de retraits ou refus, verrait sa capacité d'action entravée par des arbitrages extérieurs, au détriment de la santé publique et de l'environnement.
Ce qui se joue ici dépasse la seule question des produits phytosanitaires. C'est la place de la science dans la décision publique qui est remise en cause. En affaiblissant l'Anses, on fragilise le principe même d'une expertise indépendante, fondée sur la transparence, la collégialité
et le débat contradictoire. La confiance du public et des professionnels dans les décisions sanitaires repose sur la certitude que ces décisions ne sont pas prises sous l'influence d'intérêts économiques.
La France s'est dotée, avec les plans EcoAntibio et Écophyto, d'outils pour réduire le mésusage des médicaments vétérinaires et des produits phytosanitaires et accompagner ainsi la transition agro-écologique. Mais ces efforts risquent d'être anéantis si l'expertise scientifique est reléguée au second plan. L'histoire récente a montré que la défiance envers les institutions scientifiques nourrit les crises sanitaires, les polémiques et, in fine, l'impuissance publique.
Il est urgent de réaffirmer le rôle central de l'Anses et de garantir son indépendance. La science n'est pas un simple accessoire du débat public : elle doit en être le socle. À l'heure où les enjeux environnementaux et sanitaires s'amplifient, affaiblir l'Anses, c'est fragiliser notre capacité collective à protéger la santé des citoyens et l'avenir de notre agriculture.
Deux principes prévalent pour la protection de la santé publique : la séparation de l'évaluation du risque (science) de la gestion du risque (politique) et l'indépendance de l'évaluation du risque fondée sur l'expertise scientifique protégée de toute pression politique ou économique. Tout retour en arrière serait une régression délétère pour la santé globale.
La profession vétérinaire, comme les autres professions impliquées dans la protection de la santé dans une approche One Health, considère que le dispositif prévu par la proposition de loi est bien constitutif d'un risque déontologique, voire ontologique, majeur, de nature à fragiliser très fortement notre système de sécurité sanitaire. » ■
La tribune publiée dans Le Monde est accessible ici.
* Les cosignataires sont :
- Christophe Hugnet (expert indépendant auprès de l'Anses),
- David Quint, président du Syndicat national des vétérinaires d'exercice libéral,
- Stéphanie Philizot, présidente de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires,
- Stephan Pinède, président du Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire.
Lien pour la signature collective : https://www.fsvf.net/about-4-1.