Je n'existais plus  - Les mondes de l'emprise et de la déprise.

Thierry JOURDAN, docteur vétérinaire

Pascale Jamoulle est docteure en Anthropologie et assistante sociale. Elle enseigne à l'université de Mons et de Louvain en Belgique.

Ses investigations et pôles d'intérêts l'ont conduite à explorer le couple, la famille, le soin, les conduites à risques et l'économie souterraine afférente, la construction identitaire des jeunes.

Le titre du livre exprime la violence ultime conduisant à la perte de l'identité et au néant.

Si l'emprise est souvent associée à un asservissement d'une personne par un prédateur, elle est aussi systémique lorsque des sectes, des idéologies, des systèmes économiques ou politiques envahissants, aboutissent à la perte d'autonomie et de liberté de penser.

L'emprise est une relation permise par la vulnérabilité d'une proie par un individu ou un système abuseur au sein d'une niche écologique sans protection, sans recours, sans régulation, sans perspective d'avenir ou de sens.

Certaines personnes basculent d'une emprise à l'autre, familiale puis conjugale puis sectaire, économique ou idéologique.

La lente dépersonnalisation passe par un état de dépendance et de soumission, par la destruction des autres liens sociaux, par la perte des repères sensoriels et cognitifs et l'identité se dissout jusqu'au néant.

Recueillir des témoignages est difficile car les individus qui ont été victimes ont honte, ont peur de ne pas être crus, ont du mal à expliquer comment et pourquoi elles ont été victimes, ont parfois « oublié ». Parfois, se remémorer c'est faire face à une mort intérieure, au vide abyssal, à l'envie d'en finir, à la destruction massive de soi.

L'emprise est un système qui, pour être correctement appréhendé, doit recruter des savoirs en anthropologie, en sociologie, en psychologie ou en philosophie politique.

Les exemples apportés par l'auteure sont multiples. D'une femme soumise à des compagnons violents à des familles livrées à un gourou, en passant par des jeunes emprisonnés dans un réseau mafieux ou des salariés précaires qui ne maîtrisent plus leur temps personnel, ce sont à chaque fois des vies brisées, des existences entravées. 

Dans des réseaux de trafic de drogue, dans des systèmes d'islam intégriste, l'individu est aspiré dans une toile d'araignée dont il ne peut plus se défaire. Sans perspectives scolaires, professionnelles et par la nécessité de s'intégrer dans un groupe, la figure autoritaire ou violente devient une figure de sauveur et de guide.

Chauffeurs livreurs ou sous-traitants de sous-traitants, sans diplômes ni qualifications pour certains travailleurs, la soumission bascule vers l'esclavage et la violence subie est à la fois symbolique et physique. Suicides, dépressions, accidents suite à des conduites à risques font suite aux humiliations de managers agressifs ou négligents.

Le point fort de l'ouvrage consiste à comprendre et à décrire comment un individu va s'échapper d'un prédateur ou se dégager d'un système d'annihilation.

La déprise est une trajectoire dans laquelle des microévénements, des rencontres de circonstances, de toutes petites résistances, des pensées futiles vont se faire jour et s'accumuler. L'individu redevient progressivement un sujet qui commence à imaginer une autre vie, qui se met à penser par lui-même, qui cherche et sollicite du secours, qui comprend sa situation et qui cherche des solutions.

Les ressources sociales collectives, les associations, les initiatives citoyennes, la prise de conscience de l'abandon des solidarités, la lutte contre les violences, contre le radicalisme, contre les dérives sectaires y compris celles du soin, le travail de proximité dans les quartiers, la prévention socioéducative sont des moteurs pour ne pas tomber dans l'emprise ou pour entamer la déprise.

A chacune et chacun de lutter contre les risques d'emprise et les souffrances chroniques, durables, intergénérationnelles et sociétales qui en découlent.