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Indépendance face à la financiarisation : les décisions du Conseil d'Etat ont des implications au-delà de la seule profession vétérinaire

Les mesures visant à préserver l'indépendance de la profession vétérinaire constituent, pour le Conseil d'Etat, des « raisons impérieuses d'intérêt général ».

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Maître Jean-Louis BRIOT

Courriel : jean.louis.briot@implid-legal.com

Maître Gaëlle MOULIN

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Maître Kévin BERODIER

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Analyse

La lecture croisée des quatre décisions rendues par le Conseil d'Etat le 10 juillet dernier et de l'ordonnance du 8 février 2023 relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées ouvre la porte à un contrôle renforcé par les ordres professionnels des conditions d'un exercice indépendant par les professionnels libéraux au sein de leurs structures d'exercice. Le fait que le Conseil d'Etat considère que l'indépendance de la profession vétérinaire constitue un sujet « d'intérêt général » conduit à penser que l'indépendance des professionnels exerçant en médecine humaine ne serait pas traitée avec moins d'égards.

Rentables et extrêmement résilientes face aux crises, les professions libérales en particulier dans le domaine de la santé intéressent depuis plusieurs années les fonds financiers.

La majeure partie de la biologie médicale en France est aujourd'hui organisée selon un système simple reposant sur la distinction entre les droits de vote détenus en majorité par les professionnels en exercice et les droits financiers détenus en quasi-totalité par des sociétés financières (soutenues par les fonds).

Cette organisation juridique prétend défendre l'indépendance d'exercice des professionnels libéraux puisque ces derniers conservent une détention majoritaire du capital et des droits de vote.

Toutefois, la majorité accordée aux professionnels libéraux associés exerçant dans la société d'exercice est contrebalancée par les règles de gouvernance prévues dans les statuts mais surtout les pactes d'associés, instituant des droits de véto ou des systèmes de doubles majorités ne permettant pas de prendre des décisions considérées comme stratégiques sans l'accord des financiers.

Ces contre-pouvoirs contractuels, courants dans les pactes d'associés, trouvent dans ces opérations une forme nouvelle, poussée à son paroxysme en termes de contrôle de l'entreprise libérale par des associés minoritaires.

Ces pactes d'associés qui restent bien souvent confidentiels ne sont pas connus des ordres qui ne peuvent donc pas les contrôler.

La radiologie, l'anatomo-cyto-pathologie et les vétérinaires, notamment, sont également concernés par cette financiarisation, avec une forte accélération au cours de ces trois dernières années.

L'ordonnance du 8 février ouvre une brèche

L'ordonnance n° 2023-77 du 8 février 2023 relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées, tout en réaffirmant l'importance du principe d'indépendance, ne prévoit, à ce stade, pas de modification du droit positif :

- pas de remise en cause du système d'actions de préférence distinguant entre droit de vote et droit financier,

- pas de définition de la qualité d'associé professionnel en exercice,

- pas de limite claire ou de définition précise de ce qui est ou non admis en termes de règle de gouvernance.

L'ordonnance crée toutefois une brèche dans le système juridique mis en place par les financiers en imposant, dès son entrée en vigueur en septembre 2024, l'obligation de transmission aux ordres des pactes d'associés qui contiennent l'ensemble des dispositions limitant les pouvoirs et donc l'indépendance des professionnels libéraux exerçant.

Une étape juridique majeure

Les quatre décisions rendues par le Conseil d'Etat le 10 juillet dernier (n° 455961, 448133, 452448 et 442911) dans le secteur vétérinaire constituent dans ce contexte une étape juridique majeure.

Pour les juristes, la mention de ces décisions au recueil Lebon atteste de leur fondamentale importance, sans doute bien au-delà de la profession vétérinaire.

Ces décisions sont venues apporter des réponses à différentes questions subsistant après la publication de l'ordonnance.

Clarification du cadre de fonctionnement des sociétés d'exercice vétérinaires

1. Sur l'exercice lui-même :

- plus de la moitié du capital doit être détenue, directement ou par l'intermédiaire des sociétés inscrites auprès de l'Ordre, par des personnes exerçant légalement la profession de vétérinaire en exercice au sein de la société1 ;

- le Conseil d'Etat apporte la précision suivante, très attendue : la condition d'exercice professionnel n'est remplie pour une société d'exercice libéral que si « au moins un de ses associés exerce, au minimum à temps partiel, dans chacun de ses domiciles professionnels d'exercice » ;

- il appartient de pouvoir démontrer que les vétérinaires déclarés comme exerçant légalement leur profession au sein de la société exercent la médecine et la chirurgie des animaux au sein de la société d'exercice vétérinaire en cause ;

- le Conseil d'Etat affirme l'interdiction catégorique de déléguer de façon permanente la gestion d'un domicile professionnel d'exercice à un vétérinaire salarié ou collaborateur libéral ;

- des vétérinaires exerçant dans une société peuvent prendre des parts dans une autre société d'exercice vétérinaire sous réserve que, dans cette seconde société, les règles de détention du capital soient respectées2.

Sous ces réserves, la possibilité d'avoir plusieurs domiciles professionnels est confirmée.

Cette prise de position du Conseil d'Etat va globalement clarifier le cadre juridique de fonctionnement des sociétés d'exercice professionnel vétérinaires. La normalisation qu'elle va entraîner permettra sans doute de contribuer à une plus grande égalité d'exercice entre confrères.

Contrôle effectif de la société par les associés vétérinaires

2. Sur l'environnement juridique de l'exercice

a) Les pactes d'associés

Le Conseil d'Etat affirme qu'il est porté atteinte à l'indépendance professionnelle d'un vétérinaire exerçant légalement la profession au sein d'une société lorsque les statuts de la société et les éventuels pactes d'associés, alors même qu'ils prévoient formellement que les vétérinaires associés disposent de la majorité du capital et des droits de vote, comportent des stipulations privant d'effets les garanties prévues par les dispositions du 1° du II de l'article L. 241-17 du Code rural et de la pêche maritime, lesquelles imposent que ces derniers contrôlent effectivement la société.

La décision n° 452448 rendue par le Conseil d'Etat apparaît d'une importance particulière dont les répercussions pourraient s'étendre bien au-delà du monde vétérinaire.

En effet, le Code de la santé publique prévoit des dispositions similaires à celles prévues par le Code rural et de la pêche maritime :

- l'article L4113-9 du Code de la santé publique interdit par exemple que des contrats puissent prévoir des dispositions « susceptibles de priver les contractants de leur indépendance professionnelle » (miroir de l'article L. 241-17 du Code rural et de la pêche maritime) ;

- l'article R4127-5 du Code de la santé publique reprend mot pour mot les mêmes termes que l'alinéa II de l'article R242-33 du Code rural et de la pêche maritime : « Le vétérinaire ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit », « Le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit ».

Le Conseil d'Etat prend le soin de lister, au sein du pacte d'associés, les différents dispositifs mis en place pour limiter les pouvoirs des associés majoritaires en droits de vote (les professionnels libéraux) au bénéfice des financiers, minoritaires en droit de vote pour respecter les dispositions légales.

Le Conseil d'Etat vise notamment :

- la mise en place d'un système de majorité si forte qu'aucune décision ne peut être prise sans l'accord de l'associé minoritaire ;

- la mise en place d'un comité de surveillance :

. devant être consulté avant chaque convocation d'assemblée générale, lequel doit « émettre un avis favorable » sur l'ordre du jour et le texte des résolutions soumises à l'assemblée ;

. pouvant nommer ou révoquer à la majorité simple le président de la société ;

. devant autoriser préalablement les décisions relevant de la compétence propre du président.

De ces différentes dispositions, le Conseil d'Etat conclut que « la conjonction des stipulations citées (...) conduit à ce que les garanties prévues par les dispositions législatives soient privées d'effet dès lors qu'il en résulte que les associés vétérinaires, quoi que détenant la majorité du capital et des droits de vote, ne sont pas en mesure de contrôler effectivement la société ».

Il est évident que cette situation juridique se retrouve dans un grand nombre des montages juridiques mis en oeuvre dans le monde de la radiologie, de la biologie médicale, de l'anatomo-cyto-pathologie notamment, lors de la prise de participation de groupements soutenus par des fonds financiers.

Rappelons que le Code de la santé publique (article R4113-12) limite à 25 % (contre 49 % pour les vétérinaires) le capital d'une société d'exercice libéral de médecin ou de sage-femme pouvant être détenu par des financiers. Or, sauf dispositions contractuelles spécifiques dans les statuts ou le pacte d'associés, le seuil de 25 % ne constitue même pas une minorité de blocage classique fixée à 25 % plus une voix ou à 33 % plus une voix.

b) Les relations avec les sociétés holding

Le Conseil d'Etat apporte les précisions suivantes concernant les relations au sein d'un groupe de sociétés dont une des filiales est une société d'exercice vétérinaire :

- la circonstance qu'une société holding d'une société d'exercice vétérinaire détienne une autre filiale développant des activités de nature à lui interdire une prise de participation dans une société d'exercice vétérinaire n'est pas de nature à interdire à une autre filiale de cette holding d'être au capital de la société d'exercice vétérinaire ;

- la fourniture de services support (administratifs, gestion, gestion des ressources humaines, financiers, logistiques) n'entre pas dans l'interdiction de la participation au capital de société d'exercice vétérinaire par des sociétés fournissant des services « utilisés à l'occasion de l'exercice professionnel vétérinaire ».

Cette décision du Conseil d'Etat interroge, en termes de conflit d'intérêt, des groupes pouvant donc détenir à la fois des sociétés d'exercice vétérinaires et des sociétés exerçant une activité jugée comme incompatible avec cette profession.

Elle est, à notre sens, à lire éclairée par les autres décisions du Conseil d'Etat prises le même jour, réaffirmant avec force que les professionnels libéraux doivent demeurer maîtres de leur exercice professionnel (indépendamment donc des « consignes » ou « règles de bonne pratique » pouvant être instituées au sein du groupe).

Compatibilité avec la directive Services

c) La perspective européenne

Interrogé sur la compatibilité avec les règles européennes des dispositions du Code rural et de la pêche maritime (1° du II de l'article L241.17) qui permettent à l'Ordre de contrôler le respect des règles de détention du capital par des personnes exerçant légalement la profession de vétérinaire en exercice au sein de la société, le Conseil d'Etat affirme qu'elles ne sont pas incompatibles avec l'article 15 de la directive du 12 décembre 2006 dite « directive Services ».

Le Conseil d'Etat considère en effet que la profession vétérinaire est un acteur clé de la santé publique, animale et humaine, et de la préservation de l'environnement. Les mesures visant à préserver son indépendance constituent donc, pour le Conseil d'Etat, des « raisons impérieuses d'intérêt général ».

La lecture croisée des quatre décisions rendues par le Conseil d'Etat le 10 juillet dernier et de l'ordonnance du 8 février 2023 ouvre la porte à un contrôle renforcé par les ordres professionnels des conditions d'un exercice indépendant par les professionnels libéraux au sein de leurs structures d'exercice.

Le fait que le Conseil d'Etat considère que l'indépendance de la profession vétérinaire constitue un sujet « d'intérêt général » conduit à penser que l'indépendance des professionnels exerçant en médecine humaine ne serait pas traitée avec moins d'égards.

Il appartient donc à tous les professionnels libéraux, et aux conseils chargés de les accompagner lors des restructurations ou regroupements, d'apporter une vigilance accrue aux règles de gouvernance régissant les relations entre associés.

1 Le Code rural et de la pêche maritime prévoit l'ouverture du capital des SEL de vétérinaire à des non vétérinaires jusqu'à 49 % du capital (sauf professions interdites). Pour des médecins ou sages-femmes, l'article R4113-12 du Code de la santé publique limite cette ouverture à 25 % (sauf professions interdites).

2 Ces dispositions restent spécifiques à la profession vétérinaire. Pour les médecins et les sages-femmes par exemple, l'article 4113-3 du Code de la santé publique prévoit qu'« un associé ne peut exercer la profession de médecin qu'au sein d'une seule société d'exercice libéral de médecins et ne peut cumuler cette forme d'exercice avec l'exercice à titre individuel ou au sein d'une société civile professionnelle, excepté dans le cas où l'exercice de sa profession est lié à des techniques médicales nécessitant un regroupement ou un travail en équipe ou à l'acquisition d'équipements ou de matériels soumis à autorisation en vertu de l'article L. 6122-1 ou qui justifient des utilisations multiples. Un associé ne peut exercer la profession de sage-femme qu'au sein d'une seule société d'exercice libéral de sage-femme et ne peut cumuler cette forme d'exercice avec l'exercice à titre individuel. »


Article paru dans La Dépêche Vétérinaire n° 1672

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