Impact des marées rouges sur les espèces marines et la santé publique

Mathilde VILCOT

Cet article est issu d'une thèse vétérinaire soutenue en 2020 sur les « Impacts sur la faune sauvage de la prolifération de l'algue Karenia brevis dans le golfe du Mexique entre 2015 et 2019 - Étude de cas à partir de données collectées dans le Centre de Soins «Clinic for the Rehabilitationof wildlife» à Sanibel Island (Floride, États-Unis) 1.
Directeur de thèse : Pascal Arné enseignant chercheur, responsable du Centre de soins de la faune sauvage de l'école Nationale Vétérinaire d'Alfort

Parmi les milliers d'espèces phytoplanctoniques connues dans le monde, un petit nombre est à l'origine d'efflorescences d'algues nuisibles et/ou toxiques (ou Harmful algal bloom : HAB) lorsque leur prolifération excède quantitativement les pertes consécutives à la mortalité cellulaire ou que les conditions environnementales sont particulièrement favorables à leur croissance. 
Ces HABs sont parfois responsables de phénomènes de « marées rouges », en raison de la coloration de l'eau que leur présence peut provoquer (cf. photo 1). Ces HABs apparaissent ponctuellement ou de façon récurrente dans certaines régions 2. Leur caractère nuisible résulte de divers mécanismes : hypoxie locale de l'environnement par accumulation de biomasse, réduction de la pénétration de la lumière dans la colonne d'eau (limitant l'activité photosynthétique des autres espèces phytoplanctoniques), forme piquante des cellules pouvant entraîner des dommages mécaniques directs sur certains organismes (e.g. branchies des poissons) 3 ou encore production de composés toxiques libérés dans l'eau, dont les plus fréquemment retrouvés sont l'acide domoïque, les brévétoxines et ciguatoxines 4,5. Ces phycotoxines peuvent être libérées dans l'eau, ou rester en position intracellulaire, gagnant alors le tractus digestif des organismes les ingérant. L'ensemble de ces mécanismes peut conduire à une mortalité importante chez une grande variété d'organismes marins.
Si la fréquence et l'intensité des efflorescences algales semblent avoir augmenté au cours des dernières décennies 6, leur impact est observé dans le golfe du Mexique depuis plusieurs siècles. La côte occidentale de la Floride subit ainsi des « marées rouges » annuellement, le plus souvent en été et au début de l'automne 7,8
L'espèce impliquée dans ces efflorescences, Karenia brevis (ex Gymnodinium breve) est un organisme unicellulaire appartenant au groupe des Dinoflagellés.

DYNAMIQUE DES POPULATIONS DE Karenia brevis ET ÉMERGENCE DES MARÉES ROUGES

La compréhension de la dynamique des populations de Karenia est très incomplète, car la majorité des études sont initiées en réponse à des marées rouges sévères ayant des conséquences visibles sur la faune 9,10

De plus, la composition spécifique des populations lors d'efflorescence est très variable : de nombreuses marées rouges sont en réalité le fruit de la prolifération de plusieurs espèces de Karenia

Le développement d'une biomasse importante de ces espèces implique de nombreux facteurs biologiques et environnementaux.

Caractéristiques déterminantes des Dinoflagellés

Motilité

Si les dinoflagellés comptent parmi les algues dont la multiplication est la plus lente (temps de génération d'une durée supérieure à 24 heures), ce sont, en revanche, celles qui se déplacent le plus rapidement. Les Kareniaceae effectuent ainsi une migration verticale selon un cycle nycthéméral, s'accumulant en surface au cours de la photopériode. 

De plus, K. brevis est capable d'évoluer dans l'eau interstitielle des sédiments où la concentration en nutriments inorganiques est plus élevée 11. Ces organismes peuvent ainsi accéder à des zones riches en nutriments, non accessibles à la plupart des algues concurrentes 12.

Utilisation des nutriments inorganiques(cf. Encadré 1)

Les Kareniaceaes sont des organismes mixotrophes, possédant une grande fléxibilité physiologique, recourant à la photosynthèse et à l'hétérotrophie en fonction des conditions du milieu (utilisation de composés organiques, ingestion d'autres micro-organismes). Or, les eaux côtières contiennent souvent bien plus de nutriments organiques qu'inorganiques. Cela pourrait constituer un élément favorisant pour le développement de Karenia au détriment des algues moins flexibles physiologiquement, exclusivement photo-autotrophes par exemple.

Allélopathie et production de brévétoxines(cf. Encadré 2)

K. brevis produit divers composés allélochimiques qui nuisent au développement de la majorité des autres micro-organismes (algues, virus, prédateurs protozoaires) 13. La plupart de ces composés organiques actifs n'a pas été vraiment caractérisée, à l'exception de la gymnodimine, qui agit comme un inhibiteur neuromusculaire chez plusieurs espèces de vertébrés et d'invertébrés 14.

Les brévétoxines (PbTx), autres composés allélochimiques produits par K. brevis, sont, quant à elles, des polyéthers neurotoxiques existant sous différentes formes structurales (cf. fig. 1). Ces toxines se fixent sur les canaux sodiques voltage-dépendants des cellules excitables, qui jouent un rôle majeur dans la physiologie neuronale. La liaison des PbTx aux canaux a plusieurs conséquences 15 : une modification du seuil d'activation vers un potentiel de membrane plus bas, une inhibition de l'inactivation des canaux et une augmentation de leur temps moyen d'ouverture.

Facteurs physiques favorisants

La turbulence est à l'origine d'une dilution des cellules. Afin qu'une efflorescence débute et se maintienne, ce taux de dilution doit être inférieur au taux de croissance de K. brevis. Ainsi, les trois zones où le brassage des eaux est le plus faible dans le golfe du Mexique sont situées le long des côtes du Mexique, des états nord-américains du Texas et de la Floride, et correspondent aux zones d'efflorescences de Karenia 16.

Dans quasiment tous les cas d'efflorescences rapportés, l'abondance des micro-algues augmente plus rapidement que ne le permet leur taux de croissance. Cela implique donc nécessairement un phénomène physique sous-jacent permettant une concentration des cellules. 

Du fait de sa migration verticale circadienne, K. brevis tend à s'accumuler en surface durant la journée. Par ailleurs, les courants de circulation de Langmuir, série de tourbillons lents à la surface de l'océan (cf. fig. 2), peuvent aussi concentrer les cellules dans une zone réduite. 

Les mouvements d'upwelling (remontée d'eau) et downwelling (plongée d'eau) associés peuvent, à long terme, concentrer les algues de façon bien plus significative et ainsi, accroître leur potentiel allélochimique.

Cas particulier des marées rouges en Floride

En Floride, de nombreuses sources potentielles de nutriments ont été identifiées, mais on ignore si l'une d'entre elles est déterminante pour expliquer le développement initial et l'importance des marées rouges. L'ensemble de ces hypothèses est présenté dans la figure 3 (cf. fig. 3)

CONSEQUENCES DES MARÉES ROUGES SUR LES ORGANISMES MARINS

Depuis leur première description dans le golfe du Mexique en 1648 20, les «?marées rouges?» liées à K. brevis ont été incriminées dans la mortalité de centaines d'animaux de niveaux trophiques divers, tels des lamantins 21-23, dauphins 24-26, tortues marines 27-29, poissons 30-32 et oiseaux marins 2,33

Cheminement des toxines au sein de l'écosystème

La transmission des brévétoxines depuis les cellules de K. brevis jusqu'aux animaux et humains affectés est aujourd'hui assez bien comprise et correspond à une consommation directe ou indirecte (via transfert trophique) comme cela est résumé sur la figure 4 34.

Libération de toxines dissoutes «libres»

En présence de fortes conditions de turbulence, en surface comme le long du littoral, les cellules de Karenia sont lysées et libèrent directement les brévétoxines, particulièrement toxiques pour les poissons, dans le milieu marin. Une fraction des toxines libérées se concentre fortement dans la microcouche de surface de l'océan (premier millimètre de la colonne d'eau), qui est le lieu d'échanges importants entre l'océan et l'atmosphère. Les toxines peuvent alors former des aérosols 35, qui sont transportées par le vent sur des distances importantes et jusqu'à 1,6 km à l'intérieur des terres 36. On comprend alors que des animaux, même non aquatiques, puissent développer des signes cliniques suite à l'inhalation des toxines.

Transmission au sein de la chaine trophique et persistance des brévétoxines dans l'écosystème

Une abondance très importante de K. brevis peut entraîner très rapidement des épisodes de mortalité massive de la faune marine.? Dans ce contexte, les toxines gagnent le réseau trophique détritique et peuvent être retrouvées dans les sédiments 37. En revanche, ces toxines n'ont pas un effet létal immédiat à faible concentration. Les cellules intactes de K. brevis peuvent être concentrées et ingérées par différents organismes filtreurs planctoniques, lesquels peuvent ensuite être consommés par certains poissons planctivores, rendant possible une transmission «?vectorielle?» des brévétoxines. Par bioaccumulation (phénomène d'accumulation tissulaire), la toxicité associée à la brévétoxine finit par concerner l'ensemble des composantes de la chaîne alimentaire jusqu'à atteindre chez les prédateurs supérieurs des concentrations létales. 

En conséquence, les marées rouges sévères peuvent avoir des effets immédiats (mortalité directe par exposition aux brévétoxines) et différés (par le biais de la bioaccumulation) sur les organismes du milieu pélagique. Il en résulte un possible décalage spatial et temporel entre l'efflorescence observée et la mortalité animale occasionnée 38.

L'impact des efflorescences de K. brevis ne se limite pas aux communautés pélagiques. Ainsi, de fortes concentrations en brévétoxines ont été mises en évidence dans la fraction épiphytique des herbiers en Floride, ces composantes benthiques constituant également un réservoir de toxines dans l'écosystème marin. Cette influence sur le compartiment benthique est particulièrement importante dès lors que les herbiers de phanérogames tout comme les macro-algues sont les ressources trophiques principales des lamantins 38.

Effets des brévétoxines sur la faune marine

Au cours des dernières années, plusieurs événements de mortalité chez des vertébrés ont fourni davantage de données épidémiologiques de terrain. Cela a permis de mettre en évidence des signes cliniques aigus (neurologiques, digestifs, respiratoires) et chroniques (stress oxydatif, altération du système immunitaire, troubles de la reproduction) chez les animaux exposés aux brévétoxines. L'impact des marées rouges sur la faune maritime est majeur dès lors qu'elle représente 96 % de la mortalité rapportée chez les poissons depuis 1996. Les principales données cliniques et paracliniques connues sont résumées dans le tableau 1 21-32.

IMPACTS ECONOMIQUES ET SANTE PUBLIQUE

Les mollusques bivalves tels les moules (Mercenaria sp.), huitres creuses (Crassostrea gigas) et palourdes stockent de fortes concentrations de brévétoxines dans leurs tissus adipeux suite à l'ingestion de K. brevis. Le métabolisme et l'élimination complète des toxines (processus de detoxification) peut durer de deux à huit semaines 34. L'exposition de l'homme aux brévétoxines résulte de l'ingestion de mollusques contaminés. Il en résulte une neurotoxicité (NSP : neurotoxic shellfish poisoning) qui se manifeste par des vertiges, des douleurs musculaires, une incoordination motrice et des signes gastro-intestinaux 39. En conséquence, la pêche et la consommation de ces mollusques sont interdites en Floride dès lors que l'abondance en K. brevis dépasse 5000 cellules par litre. Des effets respiratoires sont également décrits suite à l'inhalation de toxines transportées dans l'air 36,40

On peut dès lors aisément imaginer l'impact de telles marées rouges sur les activités de pêche et de tourisme dans les zones affectées. La prolifération de K. brevis constitue aujourd'hui un enjeu majeur en Floride, sur les plans écologique, économique et de santé publique.

La présence de brévétoxines n'a jusqu'à présent jamais été rapportée en France métropolitaine, et ne fait l'objet d'aucune réglementation en Europe. Elles sont produites par Karenia brevis et K. papilionacea. Cette dernière espèce est parfois présente sur certaines parties du littoral français, en particulier en Bretagne Ouest et Sud, à des concentrations faibles (moins de 1 000 cellules par litre) et en Méditerranée à des concentrations plus importantes, en particulier dans les étangs corses. Aucun effet nuisible relatif à ces toxines n'a été rapporté en France jusqu'à maintenant 41.

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