Être positif, est-ce un impératif ?
Samedi 18 Juin 2022 Place du doute 44477Frédy Perez
« Je déteste les positiveurs, que je trouve bien plus désespérants que moi. » Philippe Muray
Être positif, qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi devrions-nous aller vers le positif ? Faut-il aller vers le positif parce que c'est bien ? parce que c'est mieux ? Quel sens donner à l'injonction managériale de la « positive attitude » ? Ne pas être positif est-ce nécessairement être négatif ? Ces questions, elles-mêmes, sont-elles positives ? Cette « positive attitude » est devenue un moyen de survie statutaire au point, pour l'individu au travail, de ne pas faire remonter de problème à sa hiérarchie, au risque de devenir lui-même le problème. Sans vouloir défendre la « negative attitude » ou vouloir faire émerger les vertus de l'échec ou du négatif, une autre voie qui envisagerait le refus d'une posture positive par principe serait-elle possible, sans s'enfermer dans un rôle se voulant « positif » coûte que coûte parce que le négatif serait a priori nuisible.
Que dit l'étymologie du mot « positif » ?
« Positif » vient du latin positivus, de positum, supin de ponere, c'est-à-dire poser : il s'agit donc de ce qui est posé, conventionnel, établi. L'action de positiver serait avant tout un mouvement pour aller vers ce qui est habituellement admis, ce qui est communément accepté, qui est présent et renforcé, considéré comme bon. Le sens du mot positif revient à maintenir les choses telles qu'elles sont, à ne pas les changer, à les regarder sans les modifier. Voilà un premier paradoxe qui vient percuter le sens attribué aujourd'hui à cette pseudo action mentale qui devrait nous conduire à transformer le réel en réel positif. En vertu de quoi faudrait-il donc rendre le réel positif et pourquoi ne pas l'accepter tel qu'il est, sans vouloir absolument le dénaturer ou modifier notre perception ?
Plusieurs versions de positivité
Si le courant de la pensée positive a été initié dans les années 1950 par le pasteur américain Vincent Peale 1, ce n'est qu'au début des années 2000 que la « positive attitude » est entrée dans le discours managérial avec les théories du développement personnel. Cette pensée pseudo-scientifique lutte contre le négatif vu comme quelque chose de mal, à fuir, à proscrire. Quant à positiver, c'est promouvoir le positif CONTRE le négatif. S'agissant de la psychologie positive, elle part du positif pour donner du positif. Il s'agit d'un exercice quelque peu différent mais qui ramène inéluctablement vers le même « effort » et le même résultat, qu'il s'agisse de transformer les choses négatives en choses positives ou qu'il s'agisse de se concentrer sur le positif.
Un label managérial
« Il faut être positif ! », « il faut avoir un état d'esprit positif ! », « il faut manager avec une énergie positive ! », « il faut avoir un mental positif » ... Ces injonctions infiltrent le discours managérial et témoignent d'une nécessité pour le responsable à ne pas regarder les choses telles qu'elles sont sous peine de rejoindre le camp des « négatifs ». Positif, au même titre qu'optimiste, ouvert, dynamique et d'autres caractéristiques comportementales, est dorénavant un label garant d'une qualité, voire d'un certain professionnalisme. Mais alors qu'allons-nous faire des Français qui semblent-ils seraient, selon de nombreuses enquêtes, (les plus) pessimistes, (les plus) sceptiques, (les plus) râleurs... en un mot (les plus) négatifs ? Le sort des managers Français serait-il alors particulièrement préoccupant ?
Une vision binaire
L'idée de « positiver » à l'avantage d'être extrêmement simple et tient en une méthode en trois points : Il suffit en effet, 1) de le vouloir, 2) de retourner les choses 3) de leur opposer leur contraire positif. Pour se faire, il faut ranger en premier lieu les choses en deux camps distincts : d'un côté le positif et de l'autre le négatif. Chacun sait comment, dans la vie en général et en management en particulier, cet exercice est d'une part aisé et d'autre part réaliste, voire scientifique (!). Or nous savons qu'il n'existe pas de positif sans négatif et une approche aussi simpliste ne saurait être qu'inexacte et superficielle. Quelle épuisante contorsion de soi pour faire l'effort permanent pour voir le verre à moitié plein ! Cela devient alors un travail à part entière, au point de négliger le vrai travail et chacun l'a bien compris puisque ce critère a une place de choix dans les évaluations. Serait-on dans un jeu de dupe ?
Apparence et intériorité
Mais qu'en est-il de l'attitude de certains managers qui agressent littéralement leurs collaborateurs en leur demandant par exemple « il faut arrêter de faire la tête, souriez ! Vous allez voir, ça ira mieux ! ». Est-ce positif de demander à son collaborateur d'être positif, souriant etc. en l'agressant sous couvert de recommandation positive ? Pour les fanatiques du « positif », on sort les arguments scientifiques : « c'est prouvé, les bienfaits sont énormes, le pouvoir du positif incroyable ». Mais être positif rend-il plus heureux ? plus efficace ? Lorsque les choses ne vont pas bien, faut-il se contraindre ? se forcer ? forcer les autres ? Exhorter à penser positif, à être positif ne fait pourtant que faire émerger un aveu, celui de la dimension superficielle et comportementale de l'attitude positive. N'est-ce pas pathétique ou effrayant de forcer les choses et de ne pas accueillir la réalité de l'instant pour faire concorder l'apparence avec l'intériorité ? Qu'est-ce qui, en définitive, est le plus positif ? Mais le management raffole tellement de ces autosuggestions qui donnent l'illusion d'un pouvoir sans fin : « si on veut, on peut ! ». La préférence d'un simulacre favorisé à la réalité ne trahirait-il pas quelque peu un malaise : le manager doit-il toujours se demander s'il est ou non positif ? ce que les autres pensent de lui ? etc.
Une traduction en actions
Devons-nous penser pour autant que l'attitude positive est une vision de bisounours ? la traduction de bons sentiments ? Qu'en est-il des comportements managériaux qui en découlent : il faut sourire, il faut être bienveillant, ne pas se plaindre... Une controverse est-elle possible sur des intentions managériales aussi louables que la « positive attitude » ? Controverse légitime pourtant car il pourrait aussi s'agir de comportements suspects, hypocrites, ou bien-pensants. Ces injonctions peuvent devenir en effet des sujets clivants car perçus comme démagogiques ou insincères. En effet, peut-on prôner la bienveillance sans être irrité par sa formalisation sans empathie réelle ? Est-ce que la marchandisation de notre disposition affective est l'aveu d'un trop : trop de bien, trop de bon, positif ad nauseam ? Cette vision par principe optimiste est vécue par certains salariés comme trop sucrée voire un peu gluante. Elle traduit aussi cette tendance à transformer le management en soin, en souci de l'autre, avec ses excès. Ne faudrait-il pas préférer une réalité nuancée, courageuse, certes exigeante mais salvatrice, plutôt qu'une coloration à tout prix positive des choses et des gens ?