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Du plomb dans l'aigle

© François Moutou

Hélène SOUBELET

Les effets de la contamination environnementale par le plomb sur la santé humaine sont avérés, comme l'attestent diverses études sur le plomb environnemental et, en particulier, une de l'Anses, relative au gibier, parue en mars 2018 qui conclut que les animaux sauvages peuvent avoir des résidus de plomb dans les muscles, trop petits pour être détectés au parage et donc, susceptibles de poser des problèmes de santé pour les consommateurs réguliers de gibier.
L'agence recommande ainsi, par sécurité, dans l'attente d'études complémentaires :
« - de limiter la consommation de grand gibier sauvage (cervidés et sanglier) à une fréquence occasionnelle (de l'ordre de trois fois par an) ;
- aux femmes en âge de procréer et aux enfants d'éviter toute consommation de grand gibier sauvage, compte tenu des effets nocifs du plomb observés durant la période de développement foeto-embryonnaire et au cours de l'enfance. »
Cependant, face à ce risque avéré pour l'homme, il n'existe que quelques études sur l'impact du plomb sur la faune sauvage, mais peu d'études à grande échelle, alors que les animaux sont également soumis à cette pollution.
En complément des études existantes sur la santé humaine et animale, il convient d'approfondir les travaux pour étudier notamment les impacts démographiques sur les populations de rapaces. En effet, d'après une revue récente de la littérature, conduite par Ives et al. (2022), les causes les plus documentées de mortalité chez les vautours sont les polluants (60 %), en particulier le plomb et les pesticides, suivi des blessures (49 %) incluant les collisions avec les infrastructures urbaines et les mortalités par balle. Les lacunes de recherche en matière de santé des vautours sauvages sont les maladies infectieuses (16 %), les désordres endocriniens et nutritionnels (6 %) et les néoplasies (1 %).

DESCRIPTION DE L'ÉTUDE

Une équipe transdisciplinaire d'une trentaine d'experts nord-américains dont des chercheurs, des conservationnistes, des gestionnaires d'espaces naturels, des acteurs économiques et des associations de conservation de la nature ont quantifié l'exposition au plomb de 1 210 aigles à tête blanche et aigles royaux échantillonnés chaque année à travers l'Amérique du Nord entre 2010 et 2018 pour essayer de décrypter les variations spatiales et temporelles de cette exposition et les conséquences démographiques de la mortalité induite par le plomb (Slabe et al, 2019).

Les pygargues à tête blanche (Haliaeetus leucocephalus) et les aigles royaux (Aquila chrysaetos), deux prédateurs emblématiques en haut des chaînes alimentaires, ont fait l'objet de mesures de conservation à grande échelle en Amérique du Nord et des points chauds d'exposition aiguë au plomb sont documentés pour chacune d'elles. Ce sont donc de bons sujets d'études pour documenter un éventuel effet du plomb sur l'état des populations.

Les échantillons ont consisté à prélever du sang d'aigles vivants (respectivement 237 pygargues et 383 aigles royaux), ainsi que des os, du foie et des plumes d'aigles morts (343 pygargues et 270 aigles royaux, dont respectivement 21 et 2 ont été échantillonnés à la fois ante- et post-mortem).

Les chercheurs ont testé les hypothèses sur :
- les aspects spatiaux, temporels et démographiques de l'exposition au plomb à travers le continent,
- l'influence de cette exposition sur la trajectoire des populations de ces deux espèces en Amérique du Nord.

MESURES DES INTOXICATIONS CHRONIQUES

(expositions répétées sur le long terme de doses faibles, non létales)

Chez les vertébrés, les intoxications chroniques peuvent être détectées in vivo (par fluorescence à rayon X ou prélèvement de sang pour les plombémies). Post mortem, le plomb peut être détecté dans le foie, les os et le rein (la quantification utilise différentes méthodes dont la spectrométrie de flamme ou d'absorption atomique ou la spectrométrie de masse avec couplage de plasma inductif)*. Lorsqu'il y a intoxication au plomb on parle de saturnisme. Les seuils d'empoisonnement chronique (c'est-à-dire au-dessus des seuils utilisés par les toxicologistes comme indicatif d'un empoisonnement clinique) sont de plus de 10 µg/g de plomb dans le fémur.

Les concentrations osseuses en plomb étaient supérieures à ces seuils pour :
- 47 % des pygargues à tête blanche (n= 226) ;
- 46 % des aigles royaux (n= 222).

Les résultats indiquent aussi une variation de la fréquence d'empoisonnement chronique liée à l'âge pour les deux espèces et des différences régionales pour les pygargues à tête blanche :
- pour les deux espèces, les adultes étaient plus fréquemment intoxiqués que les subadultes et les juvéniles ;
- par ailleurs, il a été noté que les pygargues migrant sur les voies centrales ont des taux de saturnisme chronique supérieurs à ceux empruntant les voies Atlantique et Pacifique.

Le plomb étant un toxique cumulatif à très lente élimination, ces résultats sont conformes à sa pathogénie.

*https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/77915/9789242502138_fre.pdf?sequence=1&isAllowed=y>.

MESURES DES EMPOISONNEMENTS AIGUS

(événements de forte exposition en un court laps de temps)

Pour déterminer s'il y a empoisonnements aigus, les mesures sont effectuées dans les prélèvements de sang, le foie ou les plumes (dosage strie par strie pour détecter, en croissance, l'exposition à un instant t) (cf. encadré 1). Les seuils d'intoxication sont de plus de 40 µg/dL pour le sang, plus de 20 µg/g de poids sec pour foie, plus de 2,1 µg/g de poids sec pour les plumes.

- Sur 620 oiseaux vivants, les concentrations dans le sang étaient supérieures aux seuils d'empoisonnement aigus pour :
- 28 % de pygargues à tête blanche (n=237) ;
- 9 % des aigles royaux (n=383).

- Pour 434 animaux morts, les concentrations de plomb dans le foie ont révélé une intoxication aiguë pour :
- 27 % de cadavres de pygargues à tête blanche (n=271) ;
- 7 % de cadavres d'aigles royaux (n=163).

Les événements d'empoisonnement au plomb au cours de la période de croissance peuvent s'observer dans les plumes (cf. encadré 1). L'analyse de celles prélevées a révélé au moins une intoxication aiguë au plomb pendant la croissance de la plume prélevée sur des animaux de quatre semaines et plus pour :
- 35 % des aigles royaux morts (n = 23) ;

- 33 % des pygargues à tête blanche morts (n = 3).

Des différences de fréquences d'empoisonnement liées à l'âge, la saison et la géographie ont été détectées pour les pygargues à tête blanche mais pas chez les aigles royaux :
- les concentrations de plomb dans le foie des pygargues à tête blanche adultes étaient plus élevées que chez les juvéniles ;
- les concentrations de plomb dans le sang indiquaient que l'empoisonnement aigu des pygargues à tête blanche était moins courant en été qu'en automne ou en hiver ;
- les concentrations de plomb dans le sang ont montré que les pygargues migrants dans la voie centrale présentaient un taux plus élevé d'empoisonnement au plomb que ceux des voies migratoires Atlantique et celle du Mississippi.

QUEL EST L'IMPACT DES INTOXICATIONS SUR LES DYNAMIQUES DES POPULATIONS ?

Pour déterminer les seuils létaux, les toxicologistes utilisent des seuils de concentrations de plomb dans le foie, en lien avec d'autres lésions post-mortem (Manning et al., 2019).

En effet, les concentrations de plomb dans le sang des oiseaux vivants sont généralement considérées comme un bon indicateur d'événements d''intoxication aiguë, mais comme les oiseaux sont relâchés dans la nature, leurs résultats de survie sont inconnus et aucun seuil associé aux décès n'a pu être déterminé à partir du sang. Les analyses suggèrent toutefois que le plomb est la cause du décès chez :
- 4,9 % des aigles royaux ;
- 25,8 % de pygargues à tête blanche.

Le seuil létal déterminé par cette étude est sensiblement plus élevé et donc plus conservateur que le seuil d'empoisonnement clinique décrit précédemment, ce qui veut dire que ces chiffres sont sans doute sous-estimés.

Les modèles hypothétiques de population pour les deux espèces suggèrent que si les concentrations de plomb dans le foie, supérieures à ce seuil conservateur, entraînent systématiquement la mort, il y aura alors de probables impacts à long terme sur ces populations, car les taux de croissance démographique à l'échelle du continent pour ces espèces sont diminués de :
- 3,8 % (intervalle de confiance à 95 % : 2,5 % - 5,4 %) pour les pygargues ;
- 0,8 % (intervalle de confiance à 95% entre 0,7 %, 0,9 %) pour les aigles royaux.

Même si seuls 75 % des oiseaux avec des concentrations de plomb dans le foie au-dessus du seuil létal meurent, les baisses de taux de croissance, quoique plus faibles, sont toujours constatées.

CONCLUSION

L'intérêt de cette étude (Slab et al, 2019) est tout d'abord la collecte de données à grande échelle sur le continent nord-américain qui a permis de montrer une correspondance temporelle entre le saturnisme aigu des aigles et l'utilisation de munitions au plomb. Elles démontrent aussi des tendances spatiales et sous-continentales de la fréquence de la contamination au plomb des aigles, impossible à détecter dans les études locales.

Par ailleurs, plusieurs différences de contamination ont été mises en évidence.
- D'une part en fonction des routes migratoires empruntées par les aigles (Pacifique, centrale, Mississipi et Atlantique), avec une hypothèse de désintoxication dans certains cas.
- D'autre part, des différences liées à l'âge qui reflètent l'accumulation de plomb dans les oiseaux charognards à mesure qu'ils vieillissent (notons néanmoins que le pyrargue est plus charognard que l'aigle royal...). Le plomb est unmétal qui, ingéré, est corrodé par l'acidité digestive, puis incorporé dans le sang et absorbé par les organes et les tissus mous tels que le foie, et finalement stocké dans le squelette. Cette étude démontre donc qu'à travers l'Amérique du Nord, les aigles sont à plusieurs reprises exposés au plomb, que celui-ci s'accumule dans leur corps, générant une imprégnation chronique réduisant les probabilités de survie.
- Enfin, des différences spécifiques avec un empoisonnement aigu plus commun pour les pygargues à tête blanche sans qu'une hypothèse n'ait pu être trouvée pour l'expliquer. Les données suggèrent que malgré l'augmentation des populations de ces espèces, elles sont encore vulnérables en raison des conséquences démographiques à long terme liées à leur empoisonnement au plomb qui devraient entraîner une diminution des taux de croissance de 0,8 à 3,8 % par an.

En Europe, une équipe de chercheurs anglais (Green et al., 2022) a publié, en 2022, la première étude sur l'impact du saturnisme sur la taille des populations de rapaces en Europe. Leur recherche a porté sur 3000 rapaces de 22 espèces dans treize pays. Leurs résultats indiquent qu'environ 55 000 rapaces adultes, toute espèces confondues, pourraient mourir chaque année de cette contamination et que le saturnisme a probablement des effets allant jusqu'à 14 % de réduction de la taille des populations adultes. 

Les chercheurs confirment d'importantes variations intraspécifiques et géographiques de la prévalence et du taux annuel de mortalité par le saturnisme, liées à la variation de l'exposition aux munitions de chasse au plomb usagées (impacts plus fort sur les nécrophages, vautours et milans ainsi que les aigles à l'espérance de vie plus longue et la faible reproduction) (cf. encadré 2).

« Lorsque des oiseaux comme les aigles et les milans royaux fouillent des carcasses ou mangent des animaux blessés dans lesquels des fragments de plomb toxique provenant de munitions d'armes à feu se sont incrustés, ils peuvent s'empoisonner et subir une mort lente et douloureuse. Il a été démontré que des doses plus faibles modifient le comportement et la physiologie (Rhys Green, 2022) ». Une des mesures préventives est donc de bien veiller à récupérer les gibiers plombés dans l'environnement et de lutter contre les tirs sur des rapaces pour minorer l'impact sur la santé et la démographie de la faune sauvage (cf. encadré 3).

En 2021, l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a présenté, sur demande de la commission européenne, une estimation du nombre d'oiseaux et d'humains risquant d'être tués annuellement par le saturnisme (ECHA, 2021 ; Tableau 1-55). Ces estimations sont principalement basées sur les proportions d'oiseaux sauvages trouvés morts avec des signes cliniques de saturnisme et/ou des concentrations de plomb dans les tissus indiquant que le saturnisme est la cause probable de la mort.

Une proposition visant à restreindre l'utilisation de toutes les munitions au plomb pour la chasse dans l'UE est en préparation afin de protéger les oiseaux sauvages dans les habitats terrestres, la santé humaine et l'environnement (ECHA, 2021). Les impacts sur les oiseaux prédateurs et charognards constituent une part importante de la motivation de cette proposition de restriction.

Article paru dans La Dépêche Technique n° 208

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