De quoi le manager est-il le professionnel ?
Samedi 20 Mai 2023 Place du doute 47594Frédy Perez
Dans la littérature managériale, on peut principalement trouver deux définitions diamétralement opposées qui oscillent entre un management machiavélique de superette (comment manipuler ses collaborateurs par exemple) et un éloge forcené de la sincérité, de l'empathie et de l'authenticité. Ne s'agit-il pas de deux caricatures ? Deux fausses routes, dès lors qu'elles décrivent naïvement le manager « bon » et le manager « mauvais ». Et si le management était avant tout un rôle, au sens positif du terme, joué avec sincérité tel que le fait l'acteur de théâtre ? Dès lors que pour les uns, le management souffre de l'excès de vice qu'on lui prête en dénonçant par exemple son abus de pouvoir, son illégitimité, son calcul ou son jeu excessif, certains ne sont pas loin de penser que le management, il faudrait qu'il n'y en ait pas. Questions : le management est-il mal en soi ? A-t-il le monopole du Mal ? Si bien sûr certains managers sont dysfonctionnels ou nocifs, combien de managers admirables ou vertueux sont-ils engagés dans leur mission ? A contrario d'une version machiavélique du management, il est devenu commun de se contenter de présupposer avec facilité que le manager est une « belle âme » au service de son équipe. La main sur le coeur, ce manager des temps nouveaux déborde pourtant de contradictions intenables et risque la surdose de vertus, tant il s'agit de « quelqu'un de bien ». Est-ce que ce sont ces définitions antagonistes qui font dire à la plupart des observateurs ou pratiquants du management que celui-ci est en crise, au point de se demander de quoi le manager est-il le professionnel ?
Une crise de la légitimité
C'est un fait, le management est de plus en plus critiqué, l'appauvrissement du travail est dénoncé comme étant une de ses conséquences. D'où viennent ces critiques ? Et surtout comment faire pour retrouver du sens et de la motivation au travail ? On peut parler alors d'une crise de légitimité d'une certaine approche du management et non d'une crise. D'ailleurs, lorsque les collaborateurs sont interrogés sur le management qu'ils vivent au jour le jour, on voit émerger deux camps : les uns sont pro-management, pensant qu'il faut une organisation, un commandement, ils valident l'intérêt et le sens de la fonction au point de vouloir accéder à ce poste. Pour les autres, le management c'est l'incompréhension de la fonction, ils décrivent une attitude toxique ou cynique, un comportement qui conduit à la frustration, l'ennui ou le burn-out quasi généralisé. Les motifs de condamnation du management se lisent et s'entendent un peu partout au point de faire déclarer à une grande majorité de salariés qu'ils refuseraient une proposition pour tenir le rôle de manager 1.
« Mon Dieu, il faut qu'il y en ait », se dit Monsieur Prudhomme
Quand bien même nous souhaiterions que le management n'existe pas, le management est bien là ! Nous pouvons même affirmer qu'il est un peu partout, y compris dans des organisations qui déconcentrent le pouvoir, prônent la gouvernance horizontale et constatent souvent l'échec malgré le fait de promouvoir des valeurs solidaires ou égalitaires. Si le management est là et qu'il est nécessaire de faire avec, sans doute est-il plus judicieux de se demander si celui-ci est une invitation à penser moins ou une incitation à penser mieux. Comme Paul Ricoeur 2, il est possible de se demander s'il faut lever le voile sur « l'arrière-fond ténébreux » ou encore ce « clair-obscur » des réalités managériales. Parce que de l'obscur en management, forcément, il y en a. Le management existe et l'obscur est possible : voici les donnés avec lesquels il faut compter.
Dessiller le regard
Comment dès lors bien penser le management ? Sans doute en refusant toute théodicée, toute posture naïve ou prude, tout catéchisme, toute théorie hors sol comme cette célèbre critique du kantisme qui, selon Charles Péguy 3, « a les mains pures, mais n'a pas de mains ». Trop facile en effet de décrire le management comme bien absolu ou comme mal inéluctable, sans avoir soi-même éprouvé les difficultés réelles du management des hommes. Quel est donc ce théâtre complexe dans lequel chaque acteur, chargé de ses propres représentations, de la fonction, de soi, des autres, se soumet à son propre prisme ? « Sont-ce vraiment les fleurs qui servent à orner le bâton ? Ou bien plutôt n'est-ce pas le bâton qui sert à montrer les fleurs et le pampre ? » se demande Baudelaire 4. Ces images personnelles créent un imaginaire du management qui fera penser, c'est selon, que le responsable est père, mère, castrateur, nourricier, soignant etc. « Certes, l'homme fait des images à partir des faits, écrit Wittgenstein 5. Mais ces images sont, elles-mêmes, des faits ! ». Impossible par conséquent de faire du management sans management, sans obscur et sans représentation personnelle.
Humain. Trop humain ?
Les managers se révèlent pour ce qu'ils sont : des humains faillibles, des êtres de clan, de conflit, de « coutume » et de « croyance », ajoute Hume 6. Mais aussi des êtres d'ambivalence qui veulent et attendent tout et son contraire. C'est en cela qu'ils sont humains avant d'être des managers. Nous y voilà, le manager et le salarié ne sont-ils pas faits du même matériau ? : « Dites-nous quoi faire... mais ne nous le dites surtout pas ! », « Soyez comme nous... Mais surtout ne soyez pas comme nous ! » « Soyez loin de nous... mais surtout soyez proche de nous ! », « Donnez-nous un cadre... mais ne nous enfermez pas ! » ... La schizophrénie liée à ces doubles contraintes rend malade le manager qui, comme pour un sacrifice religieux, verra l'effigie de son pouvoir être régulièrement brûlée pour renaître, pour mieux admettre son existence, pour mieux vivre avec lui.
La contre-offensive du management « gnangnan »
Est-il totalement injuste face à l'abus d'un jargon honteusement mièvre du management contemporain, que celui-ci ne se retourne contre lui-même ? « participatif », « concertation », « co-construction », « consultation » « bienveillance », « bien-être », « carpe diem », ... Ces pauvres managers courent aujourd'hui après des objectifs contradictoires en maniant une rhétorique incantatoire reprise en choeur dans toutes les entreprises sans savoir à quel management se vouer. Pour quels résultats ? On ne sait plus très bien, de nos jours, comment il faut manager, comment il faut demander, comment il faut valoriser, ou encore comment il faut construire des décisions.
Le management ou l'art de tirer par la main
Le mot ménagerie ou le mot mesnagement est l'ancêtre étymologique du mot management, il nous ramène étonnamment à la main (manus en latin). Si bien ménager (ou bien manager) signifiait avoir une bonne main, aujourd'hui nous pourrions dire d'un manager qu'il est habile dans sa façon de piloter son équipe, c'est-à-dire être à la manoeuvre, en tenant habilement le gouvernail ou les rênes. En lieu et place du gouvernail ou des rênes, il manie des outils modernes mais avec des préceptes qui ne datent pas d'aujourd'hui. Si le management c'est l'art d'agir ou ne pas agir, de dire ou ne pas dire, de faire exister au sein même d'un énoncé des forces contraires, de condenser des totalités de sens en assumant leur caractère incomplet ou fragmentaire, il est aussi fondamentalement un métier manuel. Le théologien Nicolas de Cues 7 parlait de la manuductio, l'art de tirer par la main. Comme tous les métiers manuels, le métier de manager ne doit-il pas être longuement et profondément médité, réfléchi, pensé ? C'est peut-être à cette condition qu'il se rendra digne des mains qui exécutent un tel geste : celle de tirer par la main.
Pour toutes ces raisons, n'y-a-t-il pas urgence aujourd'hui à élaborer, à enseigner, à diffuser et promouvoir un art du management « à l'antique », au travers des vertus dont Aristote 8 dénombrait une douzaine : Courage, prudence, justice... Des préceptes d'équilibre susceptibles de répondre au manque abyssal de « sens » constaté dans le monde du travail, mieux, très probablement, que les « valeurs » et les « objectifs de l'entreprise » qui ne font plus guère recette.