Comment anticiper les effets des associations médicamenteuses

Hicham AIR LBACHA, Jacques BIETRIX, Jean-Luc CADORÉ, Aude FERRAN, Christophe HUGNET, Brice MAYTIE, Yves MILLEMANN, Sébastien PERROT

Les auteurs de cet article déclarent n'avoir aucun lien d'intérêt avec le sujet traité.

En raison d'une médicalisation croissante, la probabilité d'interactions médicamenteuses est importante en médecine vétérinaire, bien sûr pour les animaux de compagnie, mais également pour les animaux de rente et de sport qui peuvent être destinataires de traitements curatifs alors qu'ils sont encore sous l'action pharmacologique de thérapie médicamenteuse à visée préventive (antiparasitaires par exemple).
Si ces interactions médicamenteuses peuvent être néfastes en supprimant ou en diminuant l'activité d'un des médicaments, elles peuvent également induire une toxicité, voire exacerber ou révéler des effets indésirables d'un ou de plusieurs médicaments.
Cependant, certaines interactions peuvent, a contrario, être recherchées soit pour augmenter l'efficacité d'un des principes actifs administrés, soit pour limiter un effet indésirable, voire pour supprimer ou limiter les effets d'une intoxication (principe de l'antidotisme).
L'impact réel de ces interactions est insuffisamment étudié.
Les déclarations de pharmacovigilance peuvent être une source importante d'informations pertinentes. Le Comité de suivi des médicaments vétérinaires placé auprès de l'Anses-ANMV a par conséquent travaillé sur ces préoccupations.

MÉCANISMES

Outre les interactions pharmaceutiques résultant d'une incompatibilité intervenant in vitro dès le mélange des médicaments (en raison d'interactions entres les substances actives et/ou les excipients) avant toute administration à l'animal (par exemple dans les cas suivants : vitamine B1 instable dans les solutions alcalines, carbonates ou citrates, mélange de deux formulations injectables incompatibles comme les sulfamides et les solutés calciques, diazepam avec l'ensemble des solutés conduisant à ne pas mettre directement dans une poche de perfusion du diazepam sous peine de perte d'efficacité), le vétérinaire peut être confronté à des interactions médicamenteuses pharmacocinétiques ou pharmacodynamiques 13.

Les interactions pharmacocinétiques

Très fréquentes, les interactions pharmacocinétiques peuvent résulter d'une perturbation de l'absorption, de la distribution (compétition sur les systèmes de transport, vasodilatation), de la métabolisation (inhibition ou induction enzymatique) ou encore de l'élimination du xénobiotique (qui peut être naturel ou de synthèse, ce qui signifie que des traitements à base de plantes ou d'extraits de plantes peuvent interagir avec d'autres médicaments de la pharmacopée vétérinaire).

Ainsi, l'absorption peut être modifiée par des variations de pH digestif, des altérations de la motricité gastro-intestinale entraînant des modifications du transit ou de la vidange gastrique, la chélation par des agents chimiques ou par action sur les protéines de transport transmembranaire, telles que la glycoprotéine P (formation de complexes). Le risque de chélation concerne en premier lieu les antibiotiques (fluoroquinolones, tétracyclines en particulier) et les ions métalliques présents dans plusieurs médicaments antiacides mais également dans certains aliments ; il convient alors d'instaurer un délai de deux à quatre heures entre l'administration de ces médicaments. L'adsorption est un mécanisme physico-chimique qui conduit à capter des éléments solubles par une substance solide via sa surface (par exemple, le charbon végétal actif est un adsorbant utilisé en toxicologie vétérinaire).

Les interactions médicamenteuses via les protéines plasmatiques sont sans répercussion clinique ou biologique significative en médecine vétérinaire avec les médicaments actuellement disponibles 3,14.

La distribution peut être modifiée par un déplacement compétitif des xénobiotiques dans les différents compartiments de l'organisme, le plus souvent via des protéines de transport membranaire. Ainsi, l'administration conjointe d'ivermectine et de kétoconazole chez un chien d'une race non porteuse de mutation pour le gène ABCB1 (anciennement dénommé MDR1) codant la glycoprotéine P, peut conduire à l'apparition de graves troubles nerveux : le kétoconazole saturant les sites de la glycoprotéine P, l'ivermectine s'accumule alors dans le système nerveux central ce qui conduit à une neurotoxicité parfois sévère 8.

L'élimination résulte de différents mécanismes : métabolisation (biotransformations hépatiques, via le système des cytochromes P450 en particulier), sécrétion et excrétion. Chacune de ces étapes peut être le siège d'interactions médicamenteuses. Les effets inducteurs ou inhibiteurs sur certaines isoenzymes du complexe des cytochromes P450 doivent être connus pour certains médicaments : inhibition du CYP1A2 par les fluoroquinolones diminuant la clairance de la théophylline, augmentant ainsi sa toxicité 10. Des interactions de type modification du pH urinaire, variation du débit urinaire ou compétition au niveau du transfert tubulaire peuvent être observées ponctuellement, mais restent rares et peu significatives en médecine vétérinaire.

Les interactions pharmacodynamiques

Les interactions pharmacodynamiques (synergie additive, potentialisation, antagonisme) sont en général bien connues car elles résultent du mécanisme d'action des principes actifs prescrits.

Ce genre d'interactions peut même être volontairement utilisé par le prescripteur : utilisation d'antidote en toxicologie ou en réversion d'effet sédatif (par exemple, administration consécutive d'un alpha-2 agoniste puis d'un alpha-2 antagoniste après la fin de la chirurgie).

En antibiothérapie, les règles de Jawetz qui illustraient les interactions pharmacodynamiques de certains antibiotiques ne sont plus considérées comme valables : en pratique, dès lors qu'elles sont justifiées, toutes les associations d'antibiotiques sont possibles.

EXEMPLES 

Chez les animaux de compagnie

Comme pour toutes les espèces animales (y compris les espèces bactériennes et parasitaires) existent des transporteurs nommés « ABC » pour « ATP binding cassettes » qui sont des pompes d'efflux (permettant aux cellules d'expulser des molécules) pouvant ainsi influencer la biodisponibilité et l'élimination de nombreux médicaments 18.

La sensibilité de certains chiens à des substances telles que l'ivermectine, le lopéramide ou l'émodepside repose sur une base génétique identifiée concernant la mutation du gène ABCB1 fréquente dans certaines races telles que le colley, le berger australien, le berger blanc suisse 7. La mutation de ce gène conduit à la production d'une protéine de membrane appelée P-gp déficiente, ne possédant pas de domaine fonctionnel. Cette glycoprotéine exerce un rôle important d'épurateur des xénobiotiques et se trouve répartie sur de nombreuses parois cellulaires de tissus et organes (tube digestif, barrière hématoméningée, foie, prostate...).

Des cas d'intoxications à l'ivermectine ne concernant pas des chiens porteurs de la mutation du gène ABCB1 mais recevant concomitamment du kétoconazole ont été rapportés au CNITV-CPVL (Centre National d'Informations Toxicologiques Vétérinaires / Centre de PharmacoVigilance Vétérinaire).

Dans une étude expérimentale, l'administration conjointe de kétoconazole et d'ivermectine chez des chiens Beagle a permis de confirmer (par dosage plasmatique) la surexposition en ivermectine des chiens recevant du kétoconozale. Le principal mécanisme expliquant ce phénomène est l'action inhibitrice du kétoconazole sur la pompe d'efflux P-gp codée par le gène ABCB1, favorisant ainsi l'accumulation d'ivermectine dans les tissus et organes. L'effet inhibiteur du kétoconazole sur le complexe du cytochrome CYP3A n'intervient que très marginalement dans l'augmentation de l'exposition à l'ivermectine chez le chien 8.

Il convient donc d'être très attentif à l'éventuelle apparition d'effets indésirables lors d'associations de kétoconazole avec des substances (lipophiles) substrats de la P-gp.

De la même manière, il a été démontré chez le chien que la concentration plasmatique maximale de milbemycine oxime pouvait augmenter lors d'administration conjointe de spinosad à cause d'une interaction pharmacocinétique liée à la P-gp 9, ce qui peut favoriser la survenue d'une intoxication lors de l'administration conjointe ces deux substances.

Une interaction pharmacodynamique possiblement rencontrée en pratique chez les animaux de compagnie concerne l'usage conjoint de médicaments de types AINS et IECA (Anti-inflammatoire non stéroïdien et Inhibiteur de l'enzyme de conversion de l'angiotensine), qui sont tous les deux susceptibles de réduire le débit de filtration glomérulaire. Leur utilisation conjointe doit donc se faire avec certaines précautions, notamment chez des animaux hypotendus, déshydratés ou ayant une fonction rénale préalablement altérée.

Chez les équidés

Des arythmies potentiellement fatales ont été décrites lors d'administrations intra-veineuses concomitantes de sulfamides potentialisés et de détomidine 4. Ce risque est mentionné dans le Résumé des Caractéristiques du Produit (RCP) des spécialités commercialisées.

Les mécanismes sont partiellement élucidés. Les sulfamides potentialisés peuvent induire une hypotension majeure et un collapsus lors d'administration intra-veineuse rapide.

Lorsqu'un équidé reçoit des sulfamides potentialisés par le triméthoprime (TMP) (quelle que soit la voie d'administration) puis une injection IV de détomidine, il arrive que des troubles graves du rythme apparaissent, en lien avec une sensibilisation du myocarde par les anti-infectieux aux effets arythmogènes de la détomidine. Une perturbation des pompes à potassium du myocarde (Kv11.1 et Kv7.1) par le triméthoprime et la détomidine conduit à une prolongation du segment QT de l'électrocardiogramme, traduisant un trouble de la repolarisation qui serait à l'origine des arythmies rapportées 16,17. Des particularités génétiques et phénotypiques pourraient expliquer l'apparition de ces arythmies parfois fatales décrites dans le cadre de la pharmacovigilance.

Chez les ruminants

Des transporteurs de type « ABC » sont notamment présents dans la membrane des cellules de la paroi intestinale ou de la paroi du rumen, avec un rôle potentiel supposé de protection contre des toxines ingérées, mais aussi au niveau de la mamelle avec la protéine appelée BCRP (Breast cancer resistance protein) impliquée dans l'élimination de substances actives dans le lait 18.

En particulier, de nombreuses études ont concerné les interactions entre la glycoprotéine P (P-gp) et les avermectines. L'ivermectine a ainsi une forte affinité pour la P-gp et présente la capacité de limiter voire de bloquer la capacité de la P-gp à être en compétition avec elle 18. Ces interactions débouchent sur une diminution de la sécrétion intestinale des lactones macrocycliques médiée par la P-gp, et ainsi on peut avoir une modulation de la disponibilité des molécules chez des animaux exposés : la co-administration de plusieurs molécules augmente alors la disponibilité de certaines molécules administrées comme en témoignent pour l'ivermectine des études rassemblées dans le tableau 1.

Dans la mamelle, la protéine BCRP participe à l'élimination de médicaments vétérinaires comme des antiparasitaires (monépantel, triclabendazole, ivermectine) ou des antibiotiques comme la danofloxacine 18. La danofloxacine est en effet activement sécrétée dans le lait avec des concentrations jusqu'à dix fois supérieures à celles retrouvées dans le plasma 15. La co-administration à des moutons d'ivermectine (PS : En France, l'ivermectine est interdite chez les femelles productrices (et future productrices) de lait) et de danofloxacine a des conséquences sur la disponibilité de ces deux molécules, en raison d'une interaction (ou compétition) pour la protéine BCRP 1. En particulier cette co-administration induisait une réduction significative du taux de sécrétion de la danofloxacine dans le lait des brebis traitées 12 : ceci peut donc avoir des conséquences tant en termes d'adaptation de la posologie qu'en matière d'impact sur la persistance des résidus et donc potentiellement sur les temps d'attente.

Certaines associations peuvent conduire à des cas de figure extrêmement compliqués sans réponse binaire possible. Les interactions physiologiques, pour certaines sur l'effet de l'inflammation ou sur la réponse immunitaire, sont à prendre en compte.

Par exemple, bien qu'actuellement il n'y ait cliniquement pas de preuve, il faut rester vigilant quant à la possible émergence d'antibiorésistance lors d'association d'un antibiotique avec des anti-inflammatoires AIS ou AINS chez les veaux. En effet, une étude récente a montré une modification significative de certains paramètres pharmacocinétiques de la marbofloxacine (Antibiotique d'importance critique) chez les veaux lors d'association comme en témoigne le graphique ci-dessous extrait de l'article de E.E. Baroni et al. 2011 (cf. fig. 1).

Les baisses conjointes de la concentration maximale et de l'Aire sous la Courbe sont significativement plus marquées lors de l'association avec de la dexaméthasone. Ces baisses sont attribuées à l'augmentation de la clairance de la marboflxacine induite par la dexaméthasone. Pour les principales bactéries responsables de pneumonies chez les veaux, ces modifications n'auraient pas d'impact sur l'efficacité clinique de l'antibiothérapie mais l'impact sur la sélection de résistances est plus difficile à prédire.

La dexaméthasone (y compris administrée ponctuellement) est couramment utilisée pour augmenter l'efficacité du traitement antibiotique en luttant contre l'oedème et l'inflammation non spécifique. Elle peut également induire une modification de la réponse immunitaire pouvant impacter l'élimination de l'inoculum bactérien et ainsi en favoriser la persistance. Cette dualité complique la compréhension des conséquences de cette association.

CONCLUSION

La poly médication s'accentuant chez les animaux de compagnie mais également chez les animaux de rente (pas forcément en quantité de médicaments administrés mais du fait de davantage de rémanence des produits utilisés donc plus à risque) expose à des interactions médicamenteuses plus ou moins connues, importantes, et parfois complexes, mais qui sont susceptibles d'avoir un impact majeur, à la fois sur l'efficacité et sur l'innocuité des traitements.

Dans un certain nombre de cas, ces interactions sont bien connues et sont alors mentionnées dans les RCP des médicaments, qui doivent ainsi être systématiquement consultés lorsqu'une association médicamenteuse est envisagée, en particulier pour les incompatibilités qui pourraient intervenir in vitro. Les RCP des médicaments autorisés en France sont consultables en ligne sur le site iRCP de l'Anses : www.ircp.anmv.anses.fr.

D'autres sources de données sont également disponibles dans la bibliographie et peuvent également être utilisées pour adapter sa prescription. En médecine vétérinaire, certains manuels de pharmacologie comme le « Plumb's Veterinary Drug Handbook » peuvent apporter de nombreuses informations sur ces interactions. Les connaissances sur ces mécanismes sont toutefois beaucoup plus abouties en médecine humaine. Un guide dédié aux interactions médicamenteuses est par exemple édité tous les deux ans par la revue médicale Prescrire.

En cas de suspicion d'interaction médicamenteuse, il convient de la notifier au système de pharmacovigilance. Toute déclaration peut être réalisée directement auprès de l'ANMV via le portail de télédéclaration ( https://pharmacovigilance-anmv.anses.fr). La déclaration peut également être réalisée par téléphone en appelant le Centre de Pharmacovigilance Vétérinaire de Lyon, ce qui pourra éventuellement permettre au praticien d'envisager des solutions correctrices avec le pharmacovigilant. L'accumulation des données de pharmacovigilance issues du terrain est un outil majeur pour la détection de nouvelles interactions médicamenteuses (favorisées par la polymédication des animaux de compagnie mais également de certains animaux de rente) et la caractérisation de leurs conséquences cliniques.

Article paru dans La Dépêche Technique n° 198

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