Biodiversité et économie - des liens problématiques mais peu explorés
Samedi 18 Décembre 2021 Biodiversité-Faune sauvage 42687© Pascale Bradier-Girardeau
Hélène SOUBELET
Comprendre notre dépendance vis-à-vis de la biodiversité.
La plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, qui est l'équivalent du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat GIEC pour la biodiversité) a mis en évidence, dans son rapport mondial publié en 2019 1 que les hommes dépendaient de la biodiversité pour leur survie.
Sans biodiversité, selon ce rapport, il n'y aurait pas de nourriture, pas d'oxygène, pas de paysages inspirants. Mais des recherches passées et présentes mettent aussi en évidence que sans biodiversité, il n'y a pas de sol fonctionnel, pas d'eau douce, pas de circulation des éléments (carbone, azote, phosphore, oxygène), une dérégulation des agents pathogènes, du climat ou des crues, pas de pollinisation et en définitive, une dégradation de la santé et de la qualité de vie des humains (et des non humains).
L'organisation mondiale de la santé (OMS) a déjà publié en 2015 un rapport assez complet sur les liens entre la biodiversité et la santé : Connecting Global Priorities : Biodiversity and Human Health, a State of Knowledge Review 2. En 2021, elle complète ces propos avec un rapport qui fait le point sur les liens entre la santé et la biodiversité 3. La figure 1, extraite de ce rapport, présente de façon synthétique les services que les humains retirent de la biodiversité en termes de santé.
QUELLE EST LA CONSÉQUENCE DE LA PERTE DE SERVICES ÉCOSYSTÉMIQUES ?
Si ces services passent relativement inaperçus lorsqu'ils sont présents (nous en bénéficions gratuitement), ils deviennent plus visibles lorsqu'ils disparaissent et que nous sommes, d'une façon ou d'une autre, contraints à pallier leur absence. En effet, compenser la perte de services écosystémiques n'est possible que pour une partie infime d'entre eux et la majorité des études 1 s'accordent à dire que compenser est toujours plus cher que prévenir, par exemple avec des programmes de protection ou de restauration de la biodiversité. L'Ipbes a également statué que, dans plusieurs pays d'Afrique et d'Asie, le coût de l'inaction est trois à cinq fois plus élevé que celui de l'évitement de la dégradation des terres, que préserver entre 20 et 40 % de terres naturelles (c'est-à-dire placer environ 5 milliards d'hectares sous statut de protection) permettrait de préserver la grande partie de la biodiversité et des services dont nous dépendons (or, en 2018, les aires protégées couvraient seulement 10,2 % de la région Europe et Asie centrale, 13,5 % de la superficie terrestre et 5,2 % de la superficie marine), ou encore que les bénéfices de la restauration des terres sont jusqu'à dix fois plus élevés que ses coûts et conduisent à plus d'emplois, plus d'échanges commerciaux, plus d'équité entre hommes et femmes, plus d'investissements dans l'éducation et une meilleure qualité de vie 4.
Plus marginalement, il existe déjà des technologies comme des drones pollinisateurs capables de remplacer les abeilles domestiques, des laboratoires capables de produire de la viande synthétique, ou des arbres artificiels capables de produire de l'oxygène et de capter les particules fines responsables des bronchopneumopathies obstructives. Néanmoins, ces technologies sont coûteuses, elles pourraient aussi avoir un impact global fort et devraient rester marginales, probablement réservées à une élite riche et privilégiée.
Enfin, il faut s'interroger si c'est vraiment dans ce monde technologique, avec une biodiversité appauvrie que nous voulons vivre.
En conclusion, une solution beaucoup plus inclusive, moins coûteuse et plus rapide est donc de préserver ou de restaurer la biodiversité, au bénéfice de tous.
POURQUOI EST-IL IMPORTANT DE FAIRE DIALOGUER ÉCONOMIE ET BIODIVERSITÉ ?
En septembre 2020, l'OCDE a publié le rapport « Biodiversité et réponse économique au Covid19 : assurer une reprise verte et résiliente » 5 qui statue que l'économie et le bien-être humain dépendent de la biodiversité et des services écosystémiques, notamment pour l'alimentation, la pureté de l'eau, la lutte contre les inondations et l'érosion ou l'inspiration pour l'innovation. L'organisation a évalué que plus de la moitié du produit intérieur brut mondial est modérément ou fortement dépendant de la biodiversité, ce qui confirme, en termes économiques, que l'actuel déclin de la biodiversité fait courir des risques importants à la société.
Ce constat a été repris par la Banque de France, un an après, dans son rapport « Un printemps silencieux pour le système financier : vers une estimation des risques financiers liés à la biodiversité en France » 6. Pour notre pays, 42 % du montant des actions et obligations détenues par des institutions financières françaises sont émis par des entreprises qui sont fortement ou très fortement dépendantes d'au moins un service écosystémique. Ce rapport conclut aussi que le système financier français a concouru, à lui seul, à transformer 130 000 km2 de nature vierge en surface artificialisée.
Ne pas prendre au sérieux la perte de services écosystémiques a donc des incidences futures sur la santé, l'alimentation ou le système financier mondial. Or, nous sommes déjà dans un état avancé de dégradation de la biodiversité et des services écosystémiques associés.
QUELLES SONT LES PRÉVISIONS POUR LE FUTUR : EST-CE GRAVE ?
Depuis le siècle dernier, la biodiversité et les services écosystémiques ont été exploités de manière intensive, au risque d'approcher puis de dépasser les limites planétaires 8. Les chercheurs ont estimé que 75% de la surface terrestre voit sa biodiversité, ses fonctions et services plus ou moins gravement affectés par la transformation et la dégradation des terres (cf. tableau 1, page suivante).
Aujourd'hui, 78 % des services ont diminué et les bénéfices résiduels ne peuvent pas compenser les pertes, ni même satisfaire les besoins minimaux du plus grand nombre. Bien que les initiatives de restauration se multiplient, elles n'ont pas permis d'enrayer le déclin de l'abondance des espèces indigènes dans les principales communautés terrestres, qui atteint à ce jour 20 % 1. La perte de biodiversité et la fragmentation des écosystèmes sont devenues l'une des urgences planétaires, menaçant la réalisation de 80 % des cibles des objectifs mondiaux des Nations Unies pour l'Environnement 1.
QUELQUES EXEMPLES DE LIENS ENTRE PERTES DE SERVICES ÉCOSYSTÉMIQUES ET IMPACTS ÉCONOMIQUES, SANITAIRES ET SOCIAUX
La perte de la biodiversité menace la production de nourriture
En raison de la dégradation des écosystèmes, notamment via la réduction de la fertilité des sols et la perte de la diversité des auxiliaires de cultures, la productivité mondiale des terres a diminué de 23 % et le rendement annuel des cultures a été réduit de plus de 200 milliards de dollars depuis 1970 1.
De son côté, la dégradation des sols a affecté négativement 40 % de la population mondiale, entravant les progrès en matière de réduction de la pauvreté, de sécurité alimentaire, de santé humaine et de sécurité de l'eau 4. Plus de 2500 conflits liés aux ressources naturelles ont été causés dans le monde 9, mettant en danger le développement de sociétés pacifiques et inclusives 1,10. Entre 50 et 700 000 personnes pourraient être amenées à migrer en raison de la dégradation des sols et du changement climatique.
De même, sous les tropiques, l'exploitation intensive du bois permet des gains financiers, mais l'exploitation a aussi des conséquences négatives pour les populations voisines. La déforestation induite va éroder le sol, augmenter le ruissellement de l'eau en aval, réduire la pollinisation et dégrader le service de régulation des pathogènes : les exploitations agricoles voisines subissent souvent, dans ces situations, une baisse de productivité imputable à l'exploitation forestière en amont. Comme les agriculteurs traditionnels ou les populations qui dépendaient de la forêt ne sont pas indemnisés pour leurs pertes, le coût d'exploitation de la société forestière sera inférieur au coût social de la déforestation qui lui, sera à peu près égal aux coûts d'exploitation de la société additionnés des dommages subis par tous ceux qui sont affectés 10. Un exportateur de bois recevra donc une subvention cachée, payée par les exploitants agricoles non indemnisés ou les populations qui dépendaient de la forêt
Il est communément admis que les principales activités responsables de la déforestation sont pour 27 % l'agriculture industrielle (soja et pâturage en Amérique du sud, huile de palme et cacao en Asie) et les exploitations minières, pour 26 % l'exploitation forestière (papier, bois de construction ou de chauffage), pour 24 % l'agriculture itinérante (brulis ou paillis), pour 23 % les feux de forêt (forêts boréales en Russie ou au Canada, forêts australiennes), pour 0,6 % l'urbanisation (surtout en Amérique du nord). Or ces activités bénéficient toutes de soutiens divers, plus ou moins importants en fonction des pays.
La perte de biodiversité aggrave le changement climatique
Selon l'Ipbes, au cours des deux derniers siècles, le carbone stocké dans les sols a diminué de 8 % soit 176 Gigatonnes de carbone (GtC) à la suite des changements de pratiques agricoles 4. Les experts prédisent également que cette perte devrait être aggravée de 36 Gigatonnes d'ici 2050, principalement en Afrique subsaharienne. Par ailleurs, des études avaient déjà mis en évidence que la déforestation était responsable de 17 % des émissions de CO2 anthropiques, sans que cela ne soit réellement pris en compte. Aujourd'hui, seules 20 % des forêts tropicales peuvent être considérées comme intactes. Ces zones stockent 40 % du carbone aérien présent dans toutes les forêts tropicales. Donc leur défrichage accélérera le changement climatique de façon dramatique. Certains auteurs ont estimé le déstockage à 1 Gigatonnes de carbone par an en moyenne (période 2000-2010) et une étude récente a estimé que les émissions de CO2 issues de cette déforestation représentaient entre 6 et 17 % de l'ensemble des émissions de CO2 d'origine humaine au sein de l'atmosphère 11.
Il reste ici à chiffrer les dommages liés aux pratiques agricoles induits par ce déstockage, à estimer qui devrait en payer le prix et à identifier quelles subventions ou soutiens financiers ont concouru à cet état de fait, pour les réorienter ou les stopper.
La régulation des maladies
C'est un service écosystémique qui a été très décrypté dans le contexte de l'actuelle pandémie mondiale de Covid 19. Les travaux de l'IPBES 7, en faisant le point sur la littérature scientifique mondiale sur le sujet, montrent que les pandémies, et plus généralement les zoonoses, menacent la survie des humains et génèrent des pertes économiques de plus de 1000 milliards de dollars par an. 30 % des émergences épidémiques ont pour origine la dégradation des écosystèmes induite principalement par le changement d'usage des sols, l'expansion agricole et l'urbanisation 7. La déforestation est ainsi la cause principale de l'émergence de nouvelles maladies infectieuses et parmi elles, le paludisme (500 000 morts par an), les maladies à coronavirus (notamment le Sars-Cov-2 responsable de la Covid19 pour plus de 5 millions de morts), les fièvres à virus Ebola (plus de 10 000 morts), le Sida (800 000 morts par an).
RENFORCER LA RECHERCHE SUR CES QUESTIONS
Les travaux qui mettent en évidence les risques liés au déclin des services écosystémiques associés à la biodiversité et les coûts financiers, sociaux (en termes d'emplois, de potentiel agronomique), de santé (en termes de vies humaines ou d'années de vie en mauvaise santé, de diminution du bien-être), ou climatique sont encore peu nombreux.
Il est difficile aussi de savoir qui payera le prix de ces pertes de services écosystémiques, car dans un monde globalisé, il y a souvent une décorrélation entre la consommation, les activités de productions, les impacts sur la biodiversité, les conséquences en termes de pertes de services écosystémiques et in fine les impacts sur les groupes humains plus ou moins vulnérables.
VERDIR LA FINANCE MONDIALE
Une avancée a néanmoins été accomplie en octobre 2021 lors de la réunion des États dans le cadre de la convention sur la diversité biologique avec plusieurs annonces : la Chine va créer un Fonds pour la biodiversité et le dotera de 1,5 milliard de yuans (soit un peu plus de 200 millions de dollars), tandis que le Japon a annoncé l'augmentation de son propre fonds pour la biodiversité (pour environ 17 millions de dollars).
Le président français, quant à lui, a promis que 30 % des fonds climat seraient alloués à la biodiversité. Ces déclarations vont dans le bon sens, mais les montants annoncés restent insuffisants, surtout s'ils ne sont pas assortis de la suppression des subventions aux activités qui impactent durablement la biodiversité. En effet, ces dernières dépassent les 500 milliards de dollars par an, selon l'OCDE, mais seraient largement sous-estimées 10 .
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
(1) Díaz, S. et al., (2019) Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services; IPBES.
https://www.ipbes.net/system/tdf/ipbes_7_10_add-1-_advance_0.pdf?file=1&type=node&id=35245
(2) WHO and CBD (2015). Connecting global priorities: biodiversity and human health - a state of knowledge review. Geneva: World Health Organization and Secretariat of the Convention on Biological Diversity;https://www.cbd.int/health/stateofknowledge/
(3) WHO (2021) Nature, biodiversity and health: an overview of interconnections. Copenhagen: WHO Regional Office for Europe; Licence: CC BY-NC-SA 3.0 IGO
(4) IPBES(2018) The IPBES assessment report on land degradation and restoration. Montanarella, L., Scholes, R., and Brainich, A. (eds.). Secretariat of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, Bonn, Germany. 744 pages. https://doi.org/10.5281/zenodo.3237392
(5) OCDE, (2020) Biodiversité et réponse économique au COVID 19 : assurer une reprise verte et résiliente ; https://www.oecd.org/coronavirus/policy-responses/biodiversite-et-reponse-economique-au-covid-19-assurer-une-reprise-verte-et-resiliente-0c20417e/
(6) Romain Svartzman, Etienne Espagne, Julien Gauthey, Paul Hadji-Lazaro, Mathilde Salin, Thomas Allen, Joshua Berger, Julien Calas, Antoine Godin, Antoine Vallier (2021) A "Silent Spring" for the Financial System? Exploring Biodiversity-Related Financial Risks in France. Banque de France ; https://publications.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/wp826.pdf
(7) IPBES (2020) Workshop Report on Biodiversity and Pandemics of the Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. Daszak, P., das Neves, C., Amuasi, J., Hayman, D., Kuiken, T., Roche, B., Zambrana-Torrelio, C., Buss, P., Dundarova, H., Feferholtz, Y., Foldvari, G., Igbinosa, E., Junglen, S., Liu, Q., Suzan, G., Uhart, M., Wannous, C., Woolaston, K., Mosig Reidl, P., O'Brien, K., Pascual, U., Stoett, P., Li, H., Ngo, H. T., IPBES secretariat, Bonn, Germany, DOI:10.5281/zenodo.4147317
(8) Steffen et al.; Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science. 2015 - Vol 347, Issue 6223 - DOI: 10.1126/science.1259855
(9) World Economic Forum (2020a), Nature Risk Rising: Why the Crisis Engulfing Nature Matters for Business and the Economy.
(10) Dasgupta, P. (2021), The Economics of Biodiversity: The Dasgupta Review. (London: HM Treasury)
(11) Maxwell et al. (2019) Degradation and forgone removals increase the carbon impact of intact forest loss by 626%. Science Advances. Vol 5, Issue 10. DOI : 10.1126/sciadv.aax2546