"A l'Est des rêves" et "Les âmes sauvages"
Samedi 15 Avril 2023 Lecture 47294Nastassja Martin est une anthropologue, élève de Philippe Descola avec lequel elle a passé sa thèse dont le sujet était le peuple Gwich'in en Alaska.
Elle publie son premier ouvrage à mi-chemin entre littérature et sciences humaines en 2016 « Les âmes sauvages : face à l'occident, la résistance d'un peuple d'Alaska ». Les mutations climatiques, économiques, énergétiques, sociologiques y sont tellement rapides que les frontières n'existent plus, que les identités se révèlent difficiles à conserver. Les paysages et les banquises ne sont plus des repères ou des lieux de certitudes et de confiance, les migrations des caribous et les feux de forêt troublent la mémoire et les prévisions. Si le folklore et l'idéalisation par les occidentaux de peuples subarctiques n'ont plus cours, les savoirs ancestraux, les rituels et l'anthropologie subsistent. Les Gwich'in ont l'habitude des métamorphoses et des passages : les âmes sauvages résistent même si sacrifiées, perturbées, désorientées et indignées.
Nastassja Martin a regardé ensuite de l'autre côté du détroit de Bering et est allée un peu plus au Sud pour chercher un peuple miroir, les Evènes du Kamtchatka, éleveurs de Rennes ayant été sédentarisés dans des kolkhozes durant la guerre froide par les soviétiques.
Cette logique anthropologique de la symétrie a du sens quand les deux modèles coloniaux américains et russes aliènent les populations au travers de l'alcoolisme, des drogues, des troubles psychologiques, mais les collectifs des peuples nomades en transformation n'ont pas envie de rentrer dans les cases.
L'autrice a été en contact pendant neuf ans avec les Evènes et, c'est durant cette période que, comme écrit dans notre précédente chronique, elle a longuement été hospitalisée après avoir rencontré un ours qui l'a défigurée car « la raison pour laquelle un ours attaque toujours au visage lorsqu'il attaque un humain, c'est parce que s'il croise votre regard, il ne supporte pas ce qu'il y voit, qui est le reflet de son âme telle qu'elle a chuté ». Cet épisode de fracture et de compréhension est relaté dans le livre « Croire aux fauves » où les frontières s'estompent entre la vie et les rêves, entre l'humain et l'ours.
Pour les Evènes, les chamanes se sont éteints, des rituels et des savoirs ont disparu en même temps que les anciens. Les colons soviétiques ont changé leur modèle social et économique, puis avec l'effondrement politique puis économique du bloc de l'est, la Sibérie s'est adaptée en devenant une zone touristique. L'habitus et les pratiques des peuples nomades puis sédentarisés se sont figés pour les touristes, fixés en stéréotypes et les individus se sont désincarnés. La matière anthropologique avait quasiment disparu dans un folklore.
Néanmoins à la fin des années 80, quelques familles d'Evènes ont fait le choix de retrouver leurs racines, leurs modes de vie de nomades chasseurs-cueilleurs des années 50 et se sont réinventées.
Finalement l'effondrement gouvernemental soviétique a permis l'émergence de nouveaux collectifs autochtones et le renouveau de l'animisme.
Les Evènes ont retrouvé de la vitalité en repartant dans la forêt, en dialoguant de nouveau avec les rivières, les saumons, les rennes, les étoiles, les loups, les ours et les orages.
Le dialogue avec l'environnement se prolongent dans des rêves omniprésents et parfois énigmatiques, souvent opérationnels, qui induisent comportements et pratiques, donnent de la connaissance et des moyens de subsistances. Le rêve est aussi en relation avec le temps des origines.
La relation au monde animiste permet aux végétaux, animaux, phénomènes ou minéraux de nous répondre, et les Evènes sourient souvent bravant l'absurde, pratiquent l'humour, car la vie n'a pas de conclusion, n'est pas édifiante, ne donne pas de leçon et c'est ainsi que les métamorphoses ne sont pas coûteuses.
C'est Daria, cheffe de famille qui a accueilli l'anthropologue et qui a permis de comprendre les ressorts intimes des agissements des Evènes et leur logique. En accomplissant les mille et un gestes du quotidien, Nastassja Martin a fini par saisir l'importance fondamentale même si implicite, du feu, du foyer, et les feux sont remerciés, informés, font partie intégrante du groupe et reçoivent des offrandes. Les feux parlent aux nomades mais les nomades ne parlent pas entre eux des feux.
Les crises écologiques et systémiques que nous allons vivre, les peuples Gwich'in et Even les ont vécus, les vivent et ils se réinventent.
Nous avons la liberté de recréer notre relation au monde et aux autres au lieu de nous accrocher à des modèles de tous les excès, ou bien d'accepter un deuil du monde consumériste, d'une économie de l'extraction puis de favoriser des logiques individualistes et survivalistes : notre modèle occidental a un vécu se comptant en dizaines d'années pendant que le monde animiste a lui des dizaines de milliers d'années derrière lui.
Le vivant est vaste et riche et il n'y a pas de frontières. Dialoguons avec notre environnement.